Solstice

Le jour se lève mollement sur la ville déjà réveillée. Il coule dans les rues de la cité où se presse déjà une foule fourmillante d’enfants coincés dans des carapaces d’adultes, en beaux habits de travail. Ils pensent faire tourner le monde. Le monde, lui, s’en balance. Il tourne et tournera toujours, même lorsque, en un battement d’ère, tous auront disparu. Et c’est dans l’indifférence mutuelle des hères humains et du monde que la lumière froide pleut sur la ville.

Dans un parc perdu, un homme est assis sur un banc, immobile au milieu des grappes mouvantes de travailleurs. Lui, il a regardé le soleil se lever entre deux tours de verre, par-delà la ligne hachée de l’horizon. Il a fixé l’astre perçant dans la brume du matin. Par la seule force de son regard, la sphère incandescente s’est dressée dans le ciel. Elle est sortie de la nuit pour tout éclairer. De sa chaleur, elle a fait fondre la fine pellicule de givre qu’avait écrite la nuit. Une nouvelle page se tourne à mesure que le jour avance.

Entre l’orbe pâle et la paire d’yeux, un lien se crée, qui lie l’un à l’autre, comme un câble invisible et pourtant incroyablement solide. Ainsi tirée, le navire de lumière glisse dans l’azur. L’homme n’est pas le seul à l’appeler à lui. D’autres font le même travail, le tractant également à eux. Il en va de même dans d’autres villes, dans d’autres régions, dans d’autres pays. Plus à l’Ouest, déjà des volontés se réveillent et scrutent la ligne d’horizon et attirent de leurs vœux le soleil hiémal.

Et à force d’attraper la lueur de leurs regards, ils la tirent vers eux et la font aller plus haut dans le ciel et la font rester plus longtemps dans les cieux. Le soleil est comme ralenti par la puissance de ces esprits héliotropes.

Et plus il ralentit, ce soleil, plus les regards se tournent vers lui. Et ainsi, par effet boule de neige, le soleil réchauffe le cœur de l’hiver et apporte de nouveau une lumière bienvenue sur nos têtes.

L’hiver commence et, déjà, il termine. Les jours s’étirent et sortent de leur torpeur. Le solstice est plein des promesses du printemps.

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Disparitions au cœur de l’hiver

Tous les jours, vers dix heure du matin, je passe le long du Parc du Cinquantenaire pour aller travailler. À cette heure-ci de la journée, il n’y a pas grand monde dans l’avenue de l’Yser. Les travailleurs se sont enfermés dans leurs cages de verre. Les enfants sont tous des élèves, les fesses soudées à leurs bancs d’école. Les températures du mois de janvier, quoique douces pour la saison, découragent les promeneurs. Quand je sors de la station Mérode pour prendre le chemin du boulot, j’évite le concert des klaxons et les mines tristes à mourir de mes concitoyens. Leurs cernes et leurs gueules qui traînent jusque par terre me donnent toujours envie de leur hurler dessus. Heureusement, à mon heure habituelle, pas de pollution visuelle ou sonore. Rien d’autre que le bonheur de marcher le long du parc bordé d’arbres en profitant de la tranquillité hivernale.

Ce matin, au croisement des avenues de l’Yser, de la Chevalerie et de la Renaissance, au moment où j’allais m’engager dans cette dernière, un détail m’arrête. C’est à l’emplacement de ce qui aurait pu être un rond-point, mais de ce qui est plutôt une de ces bizarreries conçue par un ingénieur en manque de temps. Il s’agit de deux triangles coupés par l’avenue de la chevalerie et contournés par celle de l’Yser d’une part et par celle de la Renaissance d’autre part. Ces accotements me donnent toujours l’impression qu’il y avait là un vide qui a dû être insupportable pour l’ingénieur et qu’il l’a rempli comme il pouvait. Et pour faire joli, il y a fait planter des arbres (des marronniers).

Ces arbres sont d’ailleurs la raison de mon arrêt inopiné. L’un d’entre eux, le plus proche de moi lorsque je sors de l’avenue de l’Yser et le plus grand des cinq arbres, a tout bonnement disparu ce matin. Pourtant, hier encore il se dressait à la pointe de son triangle, projetant son ombre sur le jeune marronnier à côté de lui. Là, il n’y avait plus rien. Même pas de terre fraîchement retournée. Même pas de souche coupée à ras. Même pas le souvenir d’une branche au sol.

Je reste là pendant un long moment, sans trop savoir pourquoi. L’absence de cet arbre qui a été là si souvent lors de mes allers-retours journaliers me cause un trouble indescriptible. Comme une étoile dans la nuit qui s’éteindrait soudainement. Ce sont les cloches de l’église Saint-Dominique qui me sortent de ma stupidité. Je me rends compte que je suis déjà en retard et qu’il faut que je me dépêche. Je reprends mon chemin en lançant des regards par-dessus mon épaule au vide laissé par mon arbre.

Je rentre tard le soir par le même chemin. On n’a jamais rien sans rien. En commençant tard, je finis immanquablement tard aussi. Parfois, il m’arrive de rater le dernier métro pour rentrer à la maison. Aujourd’hui, j’ai encore un peu de temps avant que cette situation inconfortable soit d’actualité. J’ai presque oublié la disparition du marronnier. En tout cas, j’ai passé la matinée à me persuader que j’étais peut-être passé la veille sans voir qu’il avait été abattu. Et ce matin, j’ai dû arriver après que les ouvriers communaux avaient rebouché le trou laissé par l’arbre, en attendant d’en replanter un nouveau.

Lorsque j’atteins au carrefour, je le traverse sans m’arrêter. Ça doit être la saison et le manque de soleil qui me rendent un peu trop sensible. Tout repère est important dans ce genre circonstance. De retour dans l’avenue de l’Yser, je passe le long des maisons le regard au sol, perdu dans mes pensées. Soudain, je m’arrête. Je viens de passer à côté d’un endroit où il y aurait dû y avoir deux arbres l’un à la suite de l’autre. Ils n’y sont plus. Je ne me suis pas encore retourné pour le vérifier, mais je le sais. Ils ont eux aussi disparu. J’ai peur de constater ce fait absurde et peut-être même de voir qu’il n’y a là aussi aucune trace de terre remuée récemment ou quelque autre indice de leur présence passée.

Pour retarder ce moment où je vais faire volte-face, je tourne ma tête à droite, pour accrocher mes yeux aux branches des arbres du Parc du Cinquantenaire. Loin de me rassurer, cette contemplation me perturbe encore plus, puisque je crois déceler l’absence de quelques silhouettes au milieu de la masse de bois tendue vers les cieux. Je suis à ce point perdu dans mon hébétude que j’en rate le dernier métro. Dans le taxi qui me ramène chez moi, j’essaie de me convaincre qu’il doit y avoir une explication rationnelle à ces disparitions. Malgré tout, mon trouble ne disparaît pas tout à fait.

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Limbes

Ce n’est déjà plus l’automne. Ce n’est pas encore l’hiver. Les jours raccourcissent pour ne plus être que de courtes périodes de temps entre deux nuits.
Je marchais dans les rues d’Édimbourg, toutes ceintes de pierre grise. Le vent s’engouffrait en sifflant entre les murs de la cité écossaise. J’avais remonté le col de mon manteau jusques à mes oreilles pour mieux me protéger de la tourmente. Mon dos était voûté. Tout mon corps se penchait en avant, luttant de son trop maigre poids pour continuer sur sa lancée, sans savoir où il allait. Il y avait longtemps que j’avais perdu mon chemin, jugeant comme à mon habitude que c’était le plus sûr moyen de trouver une raison de s’émerveiller. « Le voyage est plus important que la destination » me remémorai-je, et « c’est bien plus beau lorsque c’est inutile ! » ou encore « les surprises n’arrivent qu’aux vivants ».
Mais étais-je alors encore vivant ? Je n’en étais plus très sûr. Lire la suite

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Fireworks

Il y a de ces crépitements dans l’air. Ce sont comme des décharges qui se font entendre à intervalles irréguliers. L’émotion est palpable. Des étincelles dans la bouche. C’est cette même sensation que lorsqu’un orage approche, étendant ses ombres et sa colère sur les terres frémissantes. Pourtant, aussi loin que porte le regard, on ne voit pas le moindre nuage. Il n’y a que les étoiles qui brillent de cet éclat froid d’automne. La lune n’est pas encore levée. Ou déjà couchée. Elle n’existe plus. Elle n’est nulle part. Seule la Nuit est, constellée de points de lumière. De l’autre côté de l’estuaire, une chape de brume couvre l’horizon. On ne fait que distinguer les villes d’en face éclairées qu’elles sont par les lumières artificielles, blanches et rouges.
Le froid a tout recouvert. Dans la lande, le bruissement des bruyères a quelque chose de gelé. Le chemin semble halluciné, comme un rêve à chaque fois renouvelé et pourtant toujours identique. Des vapeurs glissent mollement sur le sol avant de s’élever dans les airs. Les souffles humains s’exhalent en volutes grisées. Le froid alourdit les sons. Pourtant, chaque voix est comme un poignard zébrant le silence glacé. Lire la suite

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Cet hiver deux-mille-treize

Ce n’est pas la couleur
Qui oscille entre l’or pâle et le bleu froid.
C’est la teinte
Que prend la blancheur virginale,
C’est la brume qui se soulève,
Qui jaillit doucement, exhalée par les collines,
C’est le contraste du noir sur le blanc,
C’est ce paysage qui sort du néant
Des brumes épaisses,
C’est ce soleil éteint et sans chaleur,
C’est l’air glacé d’un mois de janvier
Qui touche à sa fin et que février
Fera vite oublier.

C’est cette sourde lourdeur qui ralentit tout,
C’est la lente chute d’un flocon depuis les nues.
C’est l’enfance à portée de main
Et ses combats pilenivéens.

C’est l’air de Bruxelles qui m’est plus respirable.
C’est la vue de toutes ces merveilles
Que ne figera aucune photo
Et qui resteront gravées en moi pendant longtemps.

C’est un rude hiver qui n’a même pas commencé
Et qui finit déjà.

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Maux Doux

Il y a des signes qui ne trompent pas. Les jours raccourcissent. Les feuilles tombent aux arbres. Les corps se couvrent de couches innombrables de vêtements et imaginent mille autres choses pour se réchauffer. Les peaux disparaissent à la vue et l’on n’aperçoit plus qu’à peine une paire d’yeux coincée entre le bord d’un bonnet et les plis d’une écharpe. Les paroles s’échappent en nuages évanescents.
Le froid belge est particulier. En plus de tout ce que j’ai pu ressentir lors de quelques voyages, il y a ce vent que notre paysage sinueux freine si peu. Il rend les choses plus acérées et donne une saveur particulière à l’air que l’on respire. Les larmes en viennent aux yeux. Et il y a aussi cette humidité qui s’infiltre jusqu’aux os en gorgeant les cœurs. Il y a des épices rares qui appellent au voyage. Et pour ceux qui ne peuvent pas partir, il reste toujours les plaisirs que procurent un lit recouvert de couches épaisses de tissus. Et pour ceux qui ont le malheur de se lever tôt, il ne reste plus qu’à attendre le printemps qu’ils vivront alors comme une délivrance. Lire la suite

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