La Belle au Bois Dormant

Il était une fois

Cette histoire se passe, comme toutes les histoires de ce genre, il y a très longtemps et dans une région très éloignée de notre réalité contemporaine. C’est comme ça : les histoires remplies de merveilles ne se passent jamais chez nous ou dans notre temps. Il faut toujours qu’elles soient éloignées de nous afin qu’elles éveillent le moindre intérêt en nous. Et pourtant, cette histoire est véridique, même si elle n’est sans doute pas vraie – encore que nous pourrions débattre de cela. Elle est véridique car elle correspond à la réalité vraie dans laquelle nous nous efforçons de vivre. Et en cela, elle vaut sans doute mieux que tout ce que vous pouvez lire au quotidien.

Mais je m’égare.

Revenons à cette histoire, dont les faits ne sont donc pas avérés et qui pourtant contient sans doute une grande part de vérité.

Une jeune femme vivait dans une forêt. Thalie – c’est son nom – vivait là depuis qu’elle était pubère. À l’âge de ses premières menstruations, ses parents avaient décidé de la protéger. La protéger de quoi ? Personne ne le sait. Mais ils avaient peur qu’une jeune fille pubère soit en danger dans leur monde barbare où les hommes avaient le pouvoir de décider de la vie des femmes. Comme je l’ai dit, cette histoire se passe en des temps anciens et reculés. Pouvons-nous aujourd’hui imaginer que les femmes vivent dans la peur de l’homme ?

Donc, la forêt dans laquelle Thalie vivait était enchantée. Elle la protégeait en faisant sombrer dans un sommeil profond toute personne qui s’approchait de son cœur. Par un procédé magique, tous ceux qui pénétraient dans le bois se réveillaient à l’extérieur, sans se souvenir de comment ils étaient arrivés là. Sans l’avoir jamais vue que de très loin, tous les habitants de la région savaient qu’une belle jeune femme habitait dans ce bois merveilleux. Bien sûr, ils ne connaissaient pas son véritable prénom. Pour cette raison, ils l’appelaient la « belle au bois dormant ».

Plus les années passaient, moins les gens s’approchaient de la retraite de Thalie. Sans personne pour entretenir les lisières de la forêt, des ronces poussèrent et ceignirent la prison de la jeune femme de murs épineux. Cette barrière végétale découragea les derniers braves qui étaient tentés par l’aventure. Dans le meilleur des cas, ces gars perdaient leur dignité. Mais il arrivait également que de fiers princes, chevaliers ou même aventuriers moins nobles y perdissent la vie. Les gens, qui ne savent jamais ce qu’ils disent, finirent par raconter qu’un dragon et une méchante fée œuvraient dans ces bois pleins de maléfices.

Ainsi, pendant des années, plus personne ne vint troubler la solitude de Thalie. Elle, par contre, continuait de se battre, n’acceptant pas sa détention. Tous les mois, lorsque la lune était nouvelle et que l’obscurité était complète, elle essayait de s’échapper, en pensant pouvoir tromper la vigilance sans faille du bois dormant. Toutes ses tentatives avaient été vaines. Elle restait prisonnière et passait le temps en s’imaginant loin de ses épais barreaux arbresques. Elle pleurait souvent, et gémissait parfois, lorsqu’elle était seule dans son lit, au cœur de sa maison. Elle pensait à celui qui viendrait un jour la délivrer. Elle l’imaginait, courageux, le corps griffé par les ronces, les vêtements en lambeaux, le torse luisant de sueur, les cheveux en désordre et le souffle court. Elle le voyait déjà, l’épée dégainée, pointant vers elle. Dans ses rêves de délivrance, elle pouvait presque le toucher, passer sa main délicate dans son cou à l’artère palpitante. Elle soupirait que celui-ci ne soit pas plus pressé de venir la rejoindre. Il n’y avait qu’elle pour entendre ses plaintes : la forêt était si dense qu’aucun son ne sortait des bois.

La première fois

Pendant des années, Thalie fut donc livrée à sa solitude peuplée de fantaisies. Jusqu’au jour où un roi qui avait trop d’héritiers entendit parler de cette femme pure mise à l’écart des hommes. Personnellement, je ne peux attester de la pureté de Thalie. À moins que l’on parte du principe qu’une jeune femme vierge est pure. Mais… comment dire ? Dans le cas de notre captive, si son corps était intact, je ne pourrais pas en dire autant de son esprit, qui était déjà tout pénétré d’idées dont la pureté ne me semble pas évidente. Mais après tout, ce n’était pas sa faute : personne ne lui avait enseigné des principes religieux et moralisateurs. Et je pense qu’elle ne s’en portait que mieux.

Mais la question n’est pas de savoir si l’idée de pureté de ce roi était fondée. Même si son entreprise reposait sur un stéréotype assez désolant, personne ne prit la peine de le lui dire. Il décida donc d’organiser un concours pour désigner son héritier. Celui qui ramènerait la jeune princesse vierge du bois dormant hériterait du royaume. Encore une fois, ne comptez pas sur moi pour me prononcer sur la pertinence de la chose. Je ne fais que raconter cette histoire. On peut supposer que c’est lié au système monarchique et dynastique, qui porte en son sein un certain nombre de contradictions. Le fait qu’un homme lègue tout un royaume à son fils est suffisamment idiot pour que je me passe de commentaire.

Bref : il avait des centaines de prétendants, que ce soit en ligne directe, ou par un jeu étrange d’alliances, de mariages, d’arrangements ou que sais-je encore. Dès que l’annonce fut faite officiellement, on vit ces nombreux jeunes et valeureux hommes partir à l’aventure. Bientôt, le bois, bien qu’il fut éloigné du royaume, fut entouré d’une petite armée. Il y avait là des nobliaux, des rejetons royaux, n’importe quel jeune homme vaguement issu d’un quelconque gratin. Et bien que l’on disait que la jeune femme qui vivait dans cette prison sylvestre était assez jolie, je suis presque sûr qu’aucun d’entre eux ne venait pour s’emparer des trésors de son sexe, même si certains disaient que cela ferait un petit bonus agréable. En prononçant ces mots, ils riaient grassement. Cela vous donne, je pense, une idée du niveau intellectuel moyen de cette confrérie.

Pour une raison qui m’est inconnue, il fut décidé conjointement que tous entreraient en même temps dans la forêt dès l’aube. S’il y eut une stratégie derrière ce mouvement hardi, elle ne m’apparait pas clairement à l’esprit. Or donc, ils s’engagèrent tous ensemble dans le sanctuaire. Le chemin fut long et difficile. Il y avait toute sorte de pièges qui attendaient les aventuriers. Beaucoup furent blessés par l’entrelac serré de ronces. La plupart tombèrent endormis. Parmi ceux-ci, certains eurent plus de chance que d’autres, se réveillant soit au pied d’un arbre soit dans l’estomac d’un ours.

Une dizaine d’hommes dans des armures étincelantes eurent le bonheur de pouvoir compter sur leurs serviteurs qui se sacrifièrent de gré ou de force pour permettre à leurs seigneurs et maitres de parvenir à leur fin. J’aimerais pouvoir dire qu’ils atteignirent le saint des saints grâce à leur courage ou leurs compétences particulières, mais le mensonge est trop gros. Non, dans cette société archaïque, l’argent faisait encore la valeur des hommes. Quand je vous dis que ces temps étaient barbares ! Enfin, revenons à ces quelques lauréats. Comme de bien entendu, ils s’entre-tuèrent dans une clairière toute proche de la maison où vivait Thalie. Celle-ci entendit la clameur des combats et, interrompant ses ablutions matinales, elle courut vers l’origine de tant de bruits. Quant elle parvint sur ce qui avait été le champ de bataille, elle ne trouva qu’une dizaine de cadavres encore chaud et tout pleins d’adrénaline.

Déçue que tous ses prétendants soient morts, elle vérifia s’il n’y en avait pas un qui était un peu moins mort que les autres. Hélas, elle n’en trouva aucun qui put lui servir d’amant. Le seul raidissement qu’elle observa fut celui des corps qui refroidissaient. Elle quitta la scène, laissant les beaux corps aux corbeaux. Déambulant dans son bois, elle entendit du mouvement tout proche. Elle se mit à courir, arrachant des morceaux de sa robe au passage. Elle atteignit l’endroit d’où provenait le bruissement et vit un jeune homme étendu, son épée tombée au sol, en train de se faire tirer par du lierre vers l’extérieur. Son sang ne fit qu’un tour. Elle se saisit de l’épée et trancha les plantes qui tentaient de lui soutirer son soupirant.

Elle s’approcha du jeune homme. Il était endormi. Pressentant qu’en restant sur place, le bois reviendrait à l’attaque, elle traina son homme jusque chez elle. En y arrivant, elle se rendit compte que son butin était tout contusionné et couvert de boue. Elle ôta donc certaines pièces de son armure afin de le soigner et de le laver. Encore une fois, je ne peux préjuger d’autres idées qu’elle eut pu avoir en tête.

L’homme était jeune et bien portant. Si vous ne comprenez pas où je veux en venir, je vais préciser ma pensée. Lorsqu’il dort, l’homme peut connaître des phases durant lesquelles sa virilité ne fait aucun doute. Le phénomène est tout à fait normal, lié à la production de testostérone. Mais Thalie n’avait jamais eu l’occasion d’étudier les sciences. C’est sans doute pour cela qu’elle fut si troublée de voir la vitalité du jeune s’exprimer avec tant de ferveur. Ce qui se passa par la suite ne regarde qu’elle et le malheureux endormi. Encore qu’il obtint ce qu’il était venu chercher, même s’il n’eut pas le plaisir de s’en rendre compte. Tout au plus puis-je avouer que la jeune princesse put confronter ses fantasmes à la réalité et que son hôte lui procura un plaisir vibrant dont elle fut pleinement contente.

La fin du bois

Lorsqu’il se réveilla, il était devenu un prince, puisqu’il avait été le premier à pénétrer le bois et l’intimité de Thalie. Il se sentit étrangement fatigué, comme vidé. Mais à part cela, il allait bien. Il était hors de la forêt et en bonne santé. Sans savoir pourquoi, il se sentait heureux. Il avait perdu son épée, mais il s’en fichait. Il avait également perdu autre chose, mais ne le savait pas. Thalie lui avait pris sans le savoir quelque chose qui, à cette époque, avait encore beaucoup de valeur. Encore une fois, je ne suis pas là pour juger cette époque arriérée. Je ne fais que vous renseigner sur les croyances de ces sociétés, qui sacralisaient les premières relations sexuelles.

Sans se rendre compte qu’il avait changé de statut, le jeune homme se mit debout, les jambes en coton, et retrouva rapidement un groupe de survivants. Ensemble, ils décidèrent d’établir un siège autour de la prison imprenable, afin de réussir par des voies moins directes là où la confrontation frontale n’avait, de toute évidence, pas été un franc succès.

Dans un premier temps, ils taillèrent les ronces qui offraient un premier rempart à la forêt. Vu le manque d’entretien, cela leur prit plusieurs semaines avant qu’ils fussent satisfaits du résultat. Ils creusèrent également des tranchées, bâtirent des structures en bois et firent encore bien d’autres choses inutiles enseignées dans les livres militaires. À partir de ce moment, ils attendirent patiemment que le fruit de leur travail mûrisse et leur tombe tout prêt entre les mains. Régulièrement, ils voulaient décider de ce qu’ils feraient lorsque la princesse serait débusquée. La conversation se terminait généralement par la mort de celui qui l’avait initiée et plus personne n’abordait le sujet pendant de longues semaines.

Les populations locales, quant à elles, appréciaient de moins en moins la présence de ces soudards, nobliaux et autres engeances sur leurs terres, lesquels passaient leur temps à boire et jouer. Ceci ne posait pas vraiment de souci, mais quand ils en avaient marre de ces deux occupations, ils descendaient dans les villages pour raquetter la population. Pas étonnant que nos pays se soient débarrassés de cette noblesse sans nom. La révolte grondait de plus en plus et la populace se faisait jour après jour plus hostile. Le moral des troupes était au plus bas et ils étaient sur le point de rentrer chez eux la queue entre les jambes lorsqu’un événement improbable se produisit.

Neuf mois avaient passés depuis la première incursion des prétendants au trône. Alors que les chevaliers désespéraient de jamais venir à bout de ce bois maudit, ils furent surpris de voir, un beau matin, la végétation s’ouvrir, dégageant un chemin venant du cœur de la forêt et menant à leur campement principal. Les guetteurs, c’est-à-dire ceux qui avaient perdu au jeu complexe de la politique, vinrent prévenir les meneurs, ceux qui croyaient avoir gagné à ce même jeu. Perplexes, tous attendirent un peu que le mystère s’éclaircisse. Celui-ci s’épaissit, au contraire, lorsqu’ils virent une belle jeune femme sortir du bois, un enfant nouveau-né dans les bras.

Thalie avança très-dignement jusqu’à la ligne de front, juste devant les palissades. Elle était belle, mais pas autant que le disait la légende. Elle avait par contre les yeux clairs et froids de celle qui a vécu seule une vie difficile. Elle n’était pas blonde, mais châtain clair, ce qui revient au même, lorsque l’on parle de tradition orale. Enfin, elle n’était pas si fine et délicate que les contes le prétendaient, mais cela s’expliquait par une grossesse toute récente ainsi qu’une vie dans les bois, qui ne permet pas de respecter l’étiquette d’aussi près qu’elle l’eut souhaité. Malgré tout, elle restait très jolie, surtout pour ceux qui arrivaient à l’imaginer baignée, peignée et bien habillée.

Personne ne savait quoi dire devant cette apparition mystérieuse. Aussi fut-ce la jeune femme qui prit la parole.

─ Je me nomme Thalie et suis la princesse qui était détenue prisonnière dans ce bois enchanté. Aujourd’hui, sa mission de protection n’a plus de raison d’être, puisque ce que mes parents craignaient s’est réalisé : quelqu’un parmi vous est parvenu jusqu’à moi. Je ne connais pas son nom, il ne me l’a pas donné. Il m’a donné par contre autre chose et je viens aujourd’hui rembourser ma dette.

Se disant, elle défit le linge dans lequel était emmailloté le bébé et le montra à la foule curieuse. Elle révéla un nourrisson à la tignasse d’un roux éclatant et aux yeux d’un bleu profond. Cela facilita l’identification du père, qui ne faisait pas partie de la crème de l’élite du camp, mais que l’on trouva tout de même. Thalie le reconnut et ils purent enfin apprendre à mieux se connaitre. Il était le nouvel héritier et prit donc les commandes du camp que l’on démonta. Il passa son temps à apprivoiser la jeune femme qui, quant à elle, découvrait le monde dont elle avait été tenue éloignée si longtemps.

Enfin, ils quittèrent cette contrée reculée et s’en allèrent rejoindre le vieux roi qui attendait qu’on lui présente son héritier avant d’avoir l’obligeance de laisser la place aux jeunes.

L’ogre-roi

Les parents se mirent en route, accompagné de la troupe de ceux qui n’avaient pas réussi l’épreuve qui les mèneraient sur le trône. Le voyage ne dura pas longtemps. En tout cas, c’est ce qui sembla à Thalie et au prince. Non pas qu’ils vivaient sur un nuage, perdus dans un amour inconditionnel et déconnectés du monde. Non. Ils avaient les deux pieds sur terre, un bébé entre les bras. Et le temps ne passe jamais aussi vite qu’auprès le cœur d’un nouveau-né qui bat comme un métronome affolé. Entre les nuits sans sommeil, les angoisses naturelles et tous ces tracas qui rendent la vie de parents si dure, ils arrivèrent à destination sans même s’en rendre compte. Ils n’avaient même pas encore pris le temps de nommer le nouveau-né.

Au cœur du royaume, à la capitale, ils rencontrèrent d’abord la reine, une femme douce. Elle dégageait une aura, un charisme presque palpable. Elle n’était plus toute jeune, sans être encore vieille. Et de toute façon, cela ne change rien au fait qu’elle était une femme intelligente, cultivée et agréable à écouter. Tout le contraire de son mari, le roi, dont tout le monde se demandait comment il avait fait pour arriver sur le trône, avant de se rappeler que la charge était héréditaire et que leur roi ne devait d’être là que parce qu’il avait gagné à la loterie génétique. Ce ne fut d’ailleurs pas lui qui accueillit le prince héritier. Il était parti à la chasse. Ou à la guerre. Enfin, une de ces mâles et saines activités impliquant du fer et du sang.

La reine fut une hôtesse parfaite. Elle montra à Thalie et son homme la suite princière. Elle appela les couturiers, les coiffeurs et tous les autres métiers pouvant être utiles à donner une apparence plus noble à la jeune mère. La magie dans la forêt devait être puissante (ou peut-être quelques fées s’étaient penchées sur son berceau), car il ne fallut pas beaucoup de travail pour rendre tout son éclat à la beauté cachée de la princesse. Même en ayant partagé le style de vie des bûcherons et des paysans, elle avait préservé une harmonie dans ses traits qui fut vitement soulignée par la diligence de ses nouveaux serviteurs.

Le lendemain soir, elle fut présentée à la cour, accompagnée de celui qui allait devenir son mari. On annonça officiellement le nom de l’enfant qui s’appelait donc Nuit, pour la bonne raison qu’il vivait et se faisait entendre surtout lorsque le soleil était couché. Malgré leurs cernes, ils étaient magnifiques, couverts d’ors et d’argents. Ils avaient peu dormi, à cause du nouveau-né dont ils voulaient s’occuper eux-mêmes, malgré qu’ils aient des serviteurs et nourrices pour cela. Ils étaient resplendissant. Et même si le roi était absent, on avait l’impression que la royauté était déjà revenue, en s’incarnant dans la peau du jeune couple. La reine les menait de groupes en groupes, les présentant à tout le monde, leur lançant aux oreilles des noms, des titres, des anecdotes, toute information qu’ils auraient oubliée le lendemain, si pas dans une poignée de minutes. Comme si cela ne suffisait pas, il leur fallut ouvrir le bal. Thalie ne savait pas danser la valse, aussi ce fut son prince qui mena la danse. Les ivresses se mélangèrent : celle des alcools à bulle, celle de la danse, celle de la fatigue, celle de l’amour. Lorsqu’ils purent enfin rentrer en leurs appartements, ils remercièrent le jeune homme qui s’était occupé de garder le jeune Nuit et tombèrent endormis jusqu’à ce que l’enfant ne les réveille, au petit matin.

Les jours passèrent ainsi en se ressemblant. Le retour du roi vint mettre un terme à ces jours heureux. Il avait versé suffisamment de sang à son goût et revenait en son royaume, content de lui. Dès que l’annonce fut faite, l’humeur de la reine changea. Elle qui était d’habitude si joyeuse se renferma et sombra dans une douloureuse mélancolie. Thalie ne la reconnaissait pas. Elle ne comprenait pas ce qui arrivait à cette femme si brillante qu’elle était en temps normal un soleil pour toutes celles et ceux qui vivaient en en sa présence. Les jours qui avaient suivi l’annonce du revenir de son mari, son humeur était devenue maussade. Et cela empira à mesure que la date fatidique approchait.

Enfin, le roi revint. Personne n’avait rien dit à Thalie et son prince sur la personnalité du roi. Certainement pour qu’ils puissent savourer les délicates subtilités de la psyché de cet homme d’âge mûr. Il était tout le contraire de la reine : rustaud, bourru et ignorant de bien des sujets. Il avait également des mœurs violentes, frappant ses serviteurs dès que l’occasion s’offrait à lui.

Quand on lui présenta Thalie, il l’ignora, préférant s’adresser directement au prince. La jeune femme comprit à cette occasion qu’aux yeux du roi, elle n’était que des organes reproducteurs emballés dans de la chair humaine. Elle n’en était alors pas sure. Jusqu’à présent, elle avait simplement considéré que le roi avait une préférence naturelle pour celui avec qui il avait un lien familial. Mais au fur et à mesure des rencontres et des discussions, elle finit par ranger le roi dans la catégorie « vieux con ».

Qui plus est, il ne semblait pas vouloir abdiquer afin de laisser le trône à plus jeune que lui. Il était accroché au pouvoir de toutes ses forces finissantes. Les mois et les années passèrent. Thalie donna naissance à deux filles qui fit leur bonheur et que leur grand-père ignora royalement. Pis encore : il venait parasiter leur éducation en instillant dans leurs jeunes têtes des idées d’un autre temps. Selon lui, une femme valait moins qu’un homme et devait obéissance au « sexe fort ».

Thalie comprit que le roi n’était pas seulement vieux et idiot, mais aussi dangereux. Elle réalisa pourquoi la reine portait toujours des vêtements qui la couvrait entièrement et pourquoi sa suite n’était composée que d’hommes exclusivement.

Un jour qu’ils étaient tous partis à la chasse, le roi repéra une troupes de lions. Par fierté sans doute, il décida de quitter le camp avec son sénéchal et quelques hommes de confiance. La reine, le prince et Thalie restèrent en retrait, ce qui leur permit d’assister depuis des loges de choix au massacre du roi et de sa suite par quelques lionnes en colère.

Il eut droit à une cérémonie d’enterrement sobre. Personne ne le regretta et, très vite, il fut oublié. Thalie devint reine de ce royaume et consacra toute son énergie au développement de la démocratie et dans l’éducation, mettant un point d’honneur à inclure les femmes de tout le royaume dans ce processus moderne, avec l’aide enthousiaste de la reine-mère.

Et ainsi, tous vécurent bien plus heureux.

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Solstice

Le jour se lève mollement sur la ville déjà réveillée. Il coule dans les rues de la cité où se presse déjà une foule fourmillante d’enfants coincés dans des carapaces d’adultes, en beaux habits de travail. Ils pensent faire tourner le monde. Le monde, lui, s’en balance. Il tourne et tournera toujours, même lorsque, en un battement d’ère, tous auront disparu. Et c’est dans l’indifférence mutuelle des hères humains et du monde que la lumière froide pleut sur la ville.

Dans un parc perdu, un homme est assis sur un banc, immobile au milieu des grappes mouvantes de travailleurs. Lui, il a regardé le soleil se lever entre deux tours de verre, par-delà la ligne hachée de l’horizon. Il a fixé l’astre perçant dans la brume du matin. Par la seule force de son regard, la sphère incandescente s’est dressée dans le ciel. Elle est sortie de la nuit pour tout éclairer. De sa chaleur, elle a fait fondre la fine pellicule de givre qu’avait écrite la nuit. Une nouvelle page se tourne à mesure que le jour avance.

Entre l’orbe pâle et la paire d’yeux, un lien se crée, qui lie l’un à l’autre, comme un câble invisible et pourtant incroyablement solide. Ainsi tirée, le navire de lumière glisse dans l’azur. L’homme n’est pas le seul à l’appeler à lui. D’autres font le même travail, le tractant également à eux. Il en va de même dans d’autres villes, dans d’autres régions, dans d’autres pays. Plus à l’Ouest, déjà des volontés se réveillent et scrutent la ligne d’horizon et attirent de leurs vœux le soleil hiémal.

Et à force d’attraper la lueur de leurs regards, ils la tirent vers eux et la font aller plus haut dans le ciel et la font rester plus longtemps dans les cieux. Le soleil est comme ralenti par la puissance de ces esprits héliotropes.

Et plus il ralentit, ce soleil, plus les regards se tournent vers lui. Et ainsi, par effet boule de neige, le soleil réchauffe le cœur de l’hiver et apporte de nouveau une lumière bienvenue sur nos têtes.

L’hiver commence et, déjà, il termine. Les jours s’étirent et sortent de leur torpeur. Le solstice est plein des promesses du printemps.

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Les Autres

Je suis seul, entouré de cette multitude de gens qui ne sont pas moi. Tous ces Autres me sidèrent. Ils sont plus que les étoiles dans mon ciel de cité lumineuse. Et comme les astres, j’aime Les regarder, Les observer. Les admirer. De loin. Souvent, en essayant d’être discret. Parfois, sans me cacher. Tout dépend de combien Ils m’effraient. Il y a du beau dans tout ce qu’Ils font. Ils éveillent en moi un émerveillement sans cesse renouvelé. Parfois, il m’arrive de ne pas pouvoir m’empêcher de soupirer d’aise devant les actions en apparence insignifiantes qu’Ils entreprennent. Comme si on m’avait pincé le cœur. J’espère toujours que personne ne prend mes soupirs pour une forme de moquerie. À tous Ceux que j’ai un jour pu vexer, je demande pardon. C’est simplement l’expression de mon éblouissement : une moue incontrôlée, des yeux qui pétillent, une mèche de cheveux rejetée en arrière, une main portée à la bouche, un bâillement contenu, un pas de travers, un clignement d’œil, et cætera. Ces petits riens sont autant de touches délicates au tableau qui se peint constamment dans ma tête. Lire la suite

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Crispations

Il y a des moments comme ça où l’on a envie de se poser un peu, de méditer sur la vie, l’univers, le reste. Où l’on prendrait bien quelques poignées de minutes dans le creux de sa main pour essayer de distinguer le « tic » du « tac », pour comprendre comment les choses sont ce qu’elles sont. J’y pense ce soir en sentant ma mâchoire se crisper de plus en plus à cause du stress qui s’accumule en moi, comme autant de grains de sable qui remplissent le sablier de ma vie. Je sens également le poids des secondes, des minutes, des heures, bref de tout le poids du temps qui s’accumule sur mes épaules pas si solides que ça. Je commence à craquer.
Littéralement, s’entend. Tout mon corps ploie sous ce poids qui ne s’allège pas. Jamais. Le présent, le futur et le passé s’amassent sur ma carcasse. Les responsabilités fondent sur moi comme des oiseaux de proie. Elles tournent autour de moi, vautours affamés, attendant que je m’écroule pour picorer mon corps encore chaud. Lire la suite

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Cyclisme et Hybridation

« Les pistes cyclables n’existent pas. Ce sont des routes… ou des trottoirs ! »

C’est ainsi que se concluent les deux billets rédigés en janvier par l’ami Ploum. Il s’y interrogeait sur ce que sont réellement les pistes cyclables. Sont-ce des parkings ? Des routes ? Selon lui, les pistes cyclables sont soit des routes soit des trottoirs. Au mieux, des routes trafiquées pour donner l’illusion de sécurité aux cyclistes. Au pire, une couche de bitume rouge et glissante les mettant en danger. Dans tous les cas, il semblerait que les cyclistes soient condamnés à errer entre deux mondes, celui des voitures et celui des piétons.
Et pourquoi, au final ? Si l’on doit s’interroger sur ce que sont les pistes cyclables, il faut aussi réfléchir à l’identité des cyclistes. Ils ont des roues, mais sans la carrosserie des voitures (ou même des motos). Ils ont des pieds, mais ils ne touchent jamais le sol, ou presque. Ils sont faits de chair et de métal. Un cycliste, sur son vélo, est capable de se déplacer dans des endroits inaccessibles aux voitures – forêts, parcs publics, rues à sens unique adaptées pour eux (à Bruxelles, c’est assez courant) – tant qu’aux piétons – boulevards, routes à plusieurs bandes et autres joyeusetés.
Les cyclistes sont des êtres hybrides, mi-humains, mi-machines. Lire la suite

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Les nuits sans sommeil

La nuit, le chant des oiseaux me fait peur. J’entends ces mélodies insomniaques qui me gardent éveillé. Mes oreilles se remplissent de ces sons sordides qui débordent jusque dans mes yeux, empêchant mes paupières de se fermer. Je les imagine, ces volatiles, branchés sur secteur, incapables de s’arracher à leurs câbles. Ils continuent, encore et encore, sans jamais s’arrêter, comme autant de disques rayés. Rayant mes nuits sans sommeil. Les sons se répètent encore et encore. Je lutte contre la litanie jusqu’au matin mais ma réalité se délaie. Mon cerveau baigne dans un jus de notes épais qui pénètre dans les moindres méandres de ma matière grise.

Et pourtant, je les comprends : lors de mes déambulations nocturnes, cela fait longtemps maintenant que je ne suis plus accompagnés par le froissement des étoiles. Dorénavant, les lumières froides de la ville m’enveloppent et m’étouffent. Dans mes délires souloscopiques, je ne sais plus s’il fait jour ou non. Je vois et j’entends les oiseaux s’épuiser en vain. Ils piaillent. Ils piaillent sans fin. Les mélodies pénètrent ma matière grise, mais c’est tout mon être qui est grisé par ces pépiements et par ces nuits ensoleillées. Je suis perdu dans cette ville qui ne connait pas le plaisir de ne voir qu’une seule ombre sous ses pieds, lors des nuits de pleine lune.

Je me souviens qu’enfant, je ne pouvais trouver le sommeil dans le noir complet. Il y avait toujours dans ce silence des êtres qui attendaient que je ferme les yeux pour profiter de cette couche supplémentaire d’obscurité pour m’emporter dans les ténèbres. Aujourd’hui, je ferme les volets du mieux que je peux, afin de me protéger des lumières et des bruits de la ville, dans lesquelles il y a bien plus de monstres que je n’aurais jamais pu en imaginer. Le vrombissement des voitures, les klaxons, les rires enivrés des passants, le hurlement des sirènes et surtout – surtout – le chant des oiseaux.

Ce chant qui me fait si peur. Je ressens la folie de leurs vies sans nuits. Leurs accords désaccordés appuient sur ma corde sensible. Tout en chantant, ils dansent sur un fil, et j’attends le jour où j’entendrai tomber à mes pieds des tas de plumes aphones, épuisés de n’avoir jamais vu la nuit se lever.

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Disparitions au cœur de l’hiver

Tous les jours, vers dix heure du matin, je passe le long du Parc du Cinquantenaire pour aller travailler. À cette heure-ci de la journée, il n’y a pas grand monde dans l’avenue de l’Yser. Les travailleurs se sont enfermés dans leurs cages de verre. Les enfants sont tous des élèves, les fesses soudées à leurs bancs d’école. Les températures du mois de janvier, quoique douces pour la saison, découragent les promeneurs. Quand je sors de la station Mérode pour prendre le chemin du boulot, j’évite le concert des klaxons et les mines tristes à mourir de mes concitoyens. Leurs cernes et leurs gueules qui traînent jusque par terre me donnent toujours envie de leur hurler dessus. Heureusement, à mon heure habituelle, pas de pollution visuelle ou sonore. Rien d’autre que le bonheur de marcher le long du parc bordé d’arbres en profitant de la tranquillité hivernale.

Ce matin, au croisement des avenues de l’Yser, de la Chevalerie et de la Renaissance, au moment où j’allais m’engager dans cette dernière, un détail m’arrête. C’est à l’emplacement de ce qui aurait pu être un rond-point, mais de ce qui est plutôt une de ces bizarreries conçue par un ingénieur en manque de temps. Il s’agit de deux triangles coupés par l’avenue de la chevalerie et contournés par celle de l’Yser d’une part et par celle de la Renaissance d’autre part. Ces accotements me donnent toujours l’impression qu’il y avait là un vide qui a dû être insupportable pour l’ingénieur et qu’il l’a rempli comme il pouvait. Et pour faire joli, il y a fait planter des arbres (des marronniers).

Ces arbres sont d’ailleurs la raison de mon arrêt inopiné. L’un d’entre eux, le plus proche de moi lorsque je sors de l’avenue de l’Yser et le plus grand des cinq arbres, a tout bonnement disparu ce matin. Pourtant, hier encore il se dressait à la pointe de son triangle, projetant son ombre sur le jeune marronnier à côté de lui. Là, il n’y avait plus rien. Même pas de terre fraîchement retournée. Même pas de souche coupée à ras. Même pas le souvenir d’une branche au sol.

Je reste là pendant un long moment, sans trop savoir pourquoi. L’absence de cet arbre qui a été là si souvent lors de mes allers-retours journaliers me cause un trouble indescriptible. Comme une étoile dans la nuit qui s’éteindrait soudainement. Ce sont les cloches de l’église Saint-Dominique qui me sortent de ma stupidité. Je me rends compte que je suis déjà en retard et qu’il faut que je me dépêche. Je reprends mon chemin en lançant des regards par-dessus mon épaule au vide laissé par mon arbre.

Je rentre tard le soir par le même chemin. On n’a jamais rien sans rien. En commençant tard, je finis immanquablement tard aussi. Parfois, il m’arrive de rater le dernier métro pour rentrer à la maison. Aujourd’hui, j’ai encore un peu de temps avant que cette situation inconfortable soit d’actualité. J’ai presque oublié la disparition du marronnier. En tout cas, j’ai passé la matinée à me persuader que j’étais peut-être passé la veille sans voir qu’il avait été abattu. Et ce matin, j’ai dû arriver après que les ouvriers communaux avaient rebouché le trou laissé par l’arbre, en attendant d’en replanter un nouveau.

Lorsque j’atteins au carrefour, je le traverse sans m’arrêter. Ça doit être la saison et le manque de soleil qui me rendent un peu trop sensible. Tout repère est important dans ce genre circonstance. De retour dans l’avenue de l’Yser, je passe le long des maisons le regard au sol, perdu dans mes pensées. Soudain, je m’arrête. Je viens de passer à côté d’un endroit où il y aurait dû y avoir deux arbres l’un à la suite de l’autre. Ils n’y sont plus. Je ne me suis pas encore retourné pour le vérifier, mais je le sais. Ils ont eux aussi disparu. J’ai peur de constater ce fait absurde et peut-être même de voir qu’il n’y a là aussi aucune trace de terre remuée récemment ou quelque autre indice de leur présence passée.

Pour retarder ce moment où je vais faire volte-face, je tourne ma tête à droite, pour accrocher mes yeux aux branches des arbres du Parc du Cinquantenaire. Loin de me rassurer, cette contemplation me perturbe encore plus, puisque je crois déceler l’absence de quelques silhouettes au milieu de la masse de bois tendue vers les cieux. Je suis à ce point perdu dans mon hébétude que j’en rate le dernier métro. Dans le taxi qui me ramène chez moi, j’essaie de me convaincre qu’il doit y avoir une explication rationnelle à ces disparitions. Malgré tout, mon trouble ne disparaît pas tout à fait.

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