Les nuits sans sommeil

La nuit, le chant des oiseaux me fait peur. J’entends ces mélodies insomniaques qui me gardent éveillé. Mes oreilles se remplissent de ces sons sordides qui débordent jusque dans mes yeux, empêchant mes paupières de se fermer. Je les imagine, ces volatiles, branchés sur secteur, incapables de s’arracher à leurs câbles. Ils continuent, encore et encore, sans jamais s’arrêter, comme autant de disques rayés. Rayant mes nuits sans sommeil. Les sons se répètent encore et encore. Je lutte contre la litanie jusqu’au matin mais ma réalité se délaie. Mon cerveau baigne dans un jus de notes épais qui pénètre dans les moindres méandres de ma matière grise.

Et pourtant, je les comprends : lors de mes déambulations nocturnes, cela fait longtemps maintenant que je ne suis plus accompagnés par le froissement des étoiles. Dorénavant, les lumières froides de la ville m’enveloppent et m’étouffent. Dans mes délires souloscopiques, je ne sais plus s’il fait jour ou non. Je vois et j’entends les oiseaux s’épuiser en vain. Ils piaillent. Ils piaillent sans fin. Les mélodies pénètrent ma matière grise, mais c’est tout mon être qui est grisé par ces pépiements et par ces nuits ensoleillées. Je suis perdu dans cette ville qui ne connait pas le plaisir de ne voir qu’une seule ombre sous ses pieds, lors des nuits de pleine lune.

Je me souviens qu’enfant, je ne pouvais trouver le sommeil dans le noir complet. Il y avait toujours dans ce silence des êtres qui attendaient que je ferme les yeux pour profiter de cette couche supplémentaire d’obscurité pour m’emporter dans les ténèbres. Aujourd’hui, je ferme les volets du mieux que je peux, afin de me protéger des lumières et des bruits de la ville, dans lesquelles il y a bien plus de monstres que je n’aurais jamais pu en imaginer. Le vrombissement des voitures, les klaxons, les rires enivrés des passants, le hurlement des sirènes et surtout – surtout – le chant des oiseaux.

Ce chant qui me fait si peur. Je ressens la folie de leurs vies sans nuits. Leurs accords désaccordés appuient sur ma corde sensible. Tout en chantant, ils dansent sur un fil, et j’attends le jour où j’entendrai tomber à mes pieds des tas de plumes aphones, épuisés de n’avoir jamais vu la nuit se lever.

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Disparitions au cœur de l’hiver

Tous les jours, vers dix heure du matin, je passe le long du Parc du Cinquantenaire pour aller travailler. À cette heure-ci de la journée, il n’y a pas grand monde dans l’avenue de l’Yser. Les travailleurs se sont enfermés dans leurs cages de verre. Les enfants sont tous des élèves, les fesses soudées à leurs bancs d’école. Les températures du mois de janvier, quoique douces pour la saison, découragent les promeneurs. Quand je sors de la station Mérode pour prendre le chemin du boulot, j’évite le concert des klaxons et les mines tristes à mourir de mes concitoyens. Leurs cernes et leurs gueules qui traînent jusque par terre me donnent toujours envie de leur hurler dessus. Heureusement, à mon heure habituelle, pas de pollution visuelle ou sonore. Rien d’autre que le bonheur de marcher le long du parc bordé d’arbres en profitant de la tranquillité hivernale.

Ce matin, au croisement des avenues de l’Yser, de la Chevalerie et de la Renaissance, au moment où j’allais m’engager dans cette dernière, un détail m’arrête. C’est à l’emplacement de ce qui aurait pu être un rond-point, mais de ce qui est plutôt une de ces bizarreries conçue par un ingénieur en manque de temps. Il s’agit de deux triangles coupés par l’avenue de la chevalerie et contournés par celle de l’Yser d’une part et par celle de la Renaissance d’autre part. Ces accotements me donnent toujours l’impression qu’il y avait là un vide qui a dû être insupportable pour l’ingénieur et qu’il l’a rempli comme il pouvait. Et pour faire joli, il y a fait planter des arbres (des marronniers).

Ces arbres sont d’ailleurs la raison de mon arrêt inopiné. L’un d’entre eux, le plus proche de moi lorsque je sors de l’avenue de l’Yser et le plus grand des cinq arbres, a tout bonnement disparu ce matin. Pourtant, hier encore il se dressait à la pointe de son triangle, projetant son ombre sur le jeune marronnier à côté de lui. Là, il n’y avait plus rien. Même pas de terre fraîchement retournée. Même pas de souche coupée à ras. Même pas le souvenir d’une branche au sol.

Je reste là pendant un long moment, sans trop savoir pourquoi. L’absence de cet arbre qui a été là si souvent lors de mes allers-retours journaliers me cause un trouble indescriptible. Comme une étoile dans la nuit qui s’éteindrait soudainement. Ce sont les cloches de l’église Saint-Dominique qui me sortent de ma stupidité. Je me rends compte que je suis déjà en retard et qu’il faut que je me dépêche. Je reprends mon chemin en lançant des regards par-dessus mon épaule au vide laissé par mon arbre.

Je rentre tard le soir par le même chemin. On n’a jamais rien sans rien. En commençant tard, je finis immanquablement tard aussi. Parfois, il m’arrive de rater le dernier métro pour rentrer à la maison. Aujourd’hui, j’ai encore un peu de temps avant que cette situation inconfortable soit d’actualité. J’ai presque oublié la disparition du marronnier. En tout cas, j’ai passé la matinée à me persuader que j’étais peut-être passé la veille sans voir qu’il avait été abattu. Et ce matin, j’ai dû arriver après que les ouvriers communaux avaient rebouché le trou laissé par l’arbre, en attendant d’en replanter un nouveau.

Lorsque j’atteins au carrefour, je le traverse sans m’arrêter. Ça doit être la saison et le manque de soleil qui me rendent un peu trop sensible. Tout repère est important dans ce genre circonstance. De retour dans l’avenue de l’Yser, je passe le long des maisons le regard au sol, perdu dans mes pensées. Soudain, je m’arrête. Je viens de passer à côté d’un endroit où il y aurait dû y avoir deux arbres l’un à la suite de l’autre. Ils n’y sont plus. Je ne me suis pas encore retourné pour le vérifier, mais je le sais. Ils ont eux aussi disparu. J’ai peur de constater ce fait absurde et peut-être même de voir qu’il n’y a là aussi aucune trace de terre remuée récemment ou quelque autre indice de leur présence passée.

Pour retarder ce moment où je vais faire volte-face, je tourne ma tête à droite, pour accrocher mes yeux aux branches des arbres du Parc du Cinquantenaire. Loin de me rassurer, cette contemplation me perturbe encore plus, puisque je crois déceler l’absence de quelques silhouettes au milieu de la masse de bois tendue vers les cieux. Je suis à ce point perdu dans mon hébétude que j’en rate le dernier métro. Dans le taxi qui me ramène chez moi, j’essaie de me convaincre qu’il doit y avoir une explication rationnelle à ces disparitions. Malgré tout, mon trouble ne disparaît pas tout à fait.

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Dérive somatique

CC-BY-SA dejan91lp

CC-BY-SA dejan91lp

Dix-sept heure cinquante-neuf. Il ne reste plus qu’une minute à attendre. Les aiguilles de l’horloge séparent le cadran en deux moitiés identiques. Les portes sont fermées pendant que John sert le dernier client. Il lui jette à la figure son dernier sourire de la journée ainsi qu’un « au revoir » expéditif et le client s’en va poursuivre sa soirée dans un lieu plus plaisant que celui-ci. John n’a plus qu’à compter sa caisse, maintenant. Bientôt, il pourra lui aussi quitter cette cage trop propre. Tandis que ses doigts glissent sur les billets sales et froissés, il espère secrètement ne pas avoir de différence de caisse. Cela le forcerait à recompter et même, dans le cas où sa caisse s’obstinerait à ne pas être juste, il serait obligé à donner des explications à son chef. Ce n’est pas que John se sente coupable de quelque crime. C’est juste qu’il n’a pas envie de perdre du temps en d’inutiles explications. Quand il compte les billets de cinquante euros, une pointe d’anxiété l’assaille. L’idée de rester une seconde de plus que nécessaire dans cet endroit trop blanc pour être honnête lui est insupportable. En jetant un regard en coin aux parois immaculées, il ne se souvient plus s’il se trouve dans une prison, un hôpital ou quelque autre chambre où l’on ne fait que des mauvaises rencontres. Il termine de compter les pièces d’un centime et clique sur « valider ». Il y a une seconde de flottement durant laquelle son cœur arrête de battre. Heureusement, la caisse s’avère être juste, ce soir. John respire avec satisfaction. Le voici libre de regagner ses pénates. Lire la suite

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L’instant magique

Tu ne me vois pas, mais je suis là. Toujours là sans que tu ne me prêtes jamais attention. Ces semaines-ci, tu ne me vois sans doute pas quand je suis dans le Parc royal, assis sur un banc, en train d’attendre. Les musiques du Brussels Summer Festival accompagnent cette attente. Car c’est tout ce que je fais, là ou ailleurs : j’attends. Lire la suite

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Le Savon (I)

J’étais quelqu’un de bien, j’imagine. Je ne me souviens pas de qui j’ai été, mais je suppose que ma vie a dû être exemplaire. À la mort de mon corps, ma conscience a subsisté. Ce sont des choses qui arrivent, apparemment. Et quand ça arrive, la conscience est renvoyée sur Terre, pour une durée plus ou moins longue. En fonction de la vie que l’on a eue, cette « seconde vie » est plus ou moins agréable pour ces consciences réinvesties.

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Acide

C’est le grondement lointain du tonnerre qui me tire de mon sommeil. Je me suis endormi mais j’aurais mieux fait de ne jamais me réveiller. Au moins, je serais mort sans souffrance. Maintenant, je sais que rien ne me sera épargné : ni ma propre fin, ni la perspective de celle-ci.
J’ouvre les yeux sur la fraicheur de la nuit et le silence qui y règne. Du haut de la dune géante où je suis, le désert se dévoile dans toute son immensité. Cette vision ne fait que me confirmer ce que je savais déjà : je suis perdu. Aucun abri aussi loin que porte le regard. Rien pour briser l’horizon. Juste cet erg de sable blanc. Et au dessus de ma tête, des nuages qui commencent à dévorer la Lune. La lumière s’éteint et je me retrouve dans une obscurité totale. Je ferme les yeux. J’attends la suite avec résignation. Inutile de fuir, la mort est déjà partout. Je l’entends qui tombe en bombes silencieuses. Lire la suite

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Dans les yeux du soleil

CC-BY-SA Petar Milošević

A woman’s eye – CC-BY-SA Petar Milošević

Dans la fraîche chaleur du printemps, Bruxelles frissonne. Ses rues frémissent dans la brise avrillée. Les chemises se décollettent, révélant des vallées que l’hiver avait oubliées. Les robes longues et légères aux allures estivales claquent au vent. Tous les corps se tournent vers le soleil, cherchant à se gorger de lumière. Dehors, les gens se parent de couleurs vives, sans doute afin d’amener plus vite à eux le mois de juillet, qui est encore si loin d’eux.

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