J’ai la chance d’avoir peu de besoins en ce qui concerne ma vie sociale. Très jeune, j’ai appris à ne pas compter sur la présence irrégulière des autres. Je ne vais pas faire ici mon analyse psychologique, mais je pense que ça a déterminé quelques facettes importantes de mon être ; à savoir tisser des relations dont la distance n’altère en rien la puissance et une fascination pour celles et ceux qui ont en eux des fêlures. Je crois que moi et mes pairs formons ensemble un cluster de marginaux, à des degrés divers. Je n’en connais pas un seul qui soit parfaitement dissous dans la société.
C’est peut-être pour cette raison que, malgré l’horizon des événements qui n’est guère rassurant, j’ai tant confiance en l’avenir. Autour de moi gravitent des gens qui ne seront pas surpris par les soubresauts d’une société agonisante. Ils partagent des valeurs qui me sont essentielles et qui me composent, en des doses variables. Ils me sont autant de phares dans la longue nuit qui se profile.
Ne fut-ce que savoir que ces êtres humains pour la plupart étranges existent me suffit à supporter les épreuves à venir. Quels meilleurs compagnons pourrais-je espérer que des hommes et des femmes qui ne se reconnaissent pas dans le système actuel et que ce même système rejette quand il le peut. Certains souffrent encore de ce rejet, j’y vois plutôt une raison de fierté. Tous et toutes sont les germes qui donneront naissance à ce monde nouveau que j’espère voir advenir rapidement.
Même éloigné d’eux, je me sens fort, rien que de savoir qu’ils sont là. Avec leur aide, je supporterai les soubresauts de la bête agonisante. Et ensemble, nous reconstruirons un monde lorsque l’ancien aura été détruit. Et peut-être même n’attendrons-nous pas la fin de l’ancien pour construire le nouveau.
Prose diverse
Parfois, les mots se suivent sans suite narrative. Il arrive néanmoins qu’ils participent d’une histoire plus vaste : la mienne, que je ne suis pas sûr de comprendre moi-même pleinement.
Retraite OKLM #8
Nous ne sommes pas en guerre, n’en déplaise à certains.
Nous ne sommes pas en guerre, et pourtant nous avons l’impression d’en ressentir les effets néfastes. Aucun fusil ne nous sauvera, aucun obus n’éclatera, et pourtant nous vivons au quotidien dans la peur du lendemain.
Retraite OKLM #7
Retraite OKLM #6
« La romantisation de la quarantaine est un privilège de classe. » Cette photo a été prise il y a quelques jours par un Barcelonais, Jay Barros. Elle vit désormais sa vie sur les réseaux sociaux. Et elle permet de réfléchir à ce qu’est la réalité du confinement en fonction des vies de chacune et chacun.
La Fontaine disait : « Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés. » Et sur cette histoire de peste, il brodait avec le talent qu’on lui connait sur les inégalités de classe qui existent dans la société.
Aujourd’hui, en temps de pandémie, on pourrait raconter une autre histoire, celle d’un fléau qui toucherait tout le monde, mais de façon inégale. Aujourd’hui, la Mort semble avoir ôté son bandeau. Il1 choisit ses victimes et épargne celles qui ont de quoi le soudoyer. Dès lors, les pauvres meurent en masse pour sauver les plus riches. Ils travaillent dans des hôpitaux, dans des usines, dans des supermarchés ou d’autres repaires où les pauvres pullulent et grouillent. Leurs maitres ne les voient même plus, habitant à des centaines de kilomètres qu’une chaine de servitude suffit à franchir. Et en ces temps de peste, ils ont fui encore plus loin, allant menacer la vie provinciale pour préserver encore un peu plus leurs confort. Les maitres mourront aussi, mais moins nombreux et moins vite.
Et, comble de l’ironie, ils les enjoignent à utiliser ce temps libre (car ils ne peuvent pas imaginer que ce temps ne puisse pas l’être) pour que ces « salauds de pauvres » se cultivent et en profitent pour améliorer leur condition de vie.
Je sais que ma situation est une chance, en temps normal. Et la crise sanitaire que nous vivons n’est pas l’occasion de rééquilibrer les balances : pour l’instant, rien n’a changé. Le système est toujours aussi corrompu. Il est toujours aussi obscène. On demande à des sans-abris de respecter un confinement impossible pour eux. On leur demande de disparaître, on cache la poussière sous le tapis. Mais il ne s’agit pas de poussière, il s’agit d’êtres humains. La violence des contrôles en France se fait toujours en fonction de la couleur de peau des contrôlés. Les hôpitaux sont obligés de demander l’aumône pour avoir la garantie d’avoir l’infrastructure nécessaire à la survie de leurs patients.
Ces jours-ci plus que jamais, il nous faudrait cultiver notre jardin. Avec ces mots, Voltaire nous invitait à nous retirer du monde pour être heureux, à se plonger dans une activité productive, mais loin de la laideur du monde. C’est le conseil d’un homme misanthrope. Laissons, au contraire, nos jardins en friche et voyons ce qui y pousse. Soyons improductifs et voyons ce qui émergera de cette improductivité. Qui sait, peut-être que de ce chaos naitront des choses inédites et merveilleuses. Je l’ai dit : il faut que ce confinement soit à la source d’une réflexion, sur nous-même mais aussi sur le monde.
Et surtout, cultivons notre rage, pour qu’elle puisse exploser à la gueule de nos représentants et de ceux qui leur donnent, tacitement, des ordres. Lorsque nous sortirons de nos murs, il faudra que la joie soit mêlée de colère, afin de faire trembler les murs de ceux qui se croyaient à l’abri des leurs. Notre fureur sera alors une nouvelle peste qui, cette fois, touchera surtout les dominants !
À tous ceux que le système n’a pas encore libéré : gardez espoir, ce jour viendra.
1 Pour comprendre, lire Terry Pratchett.
Retraite OKLM #5
Retraite OKLM #4
Retraite OKLM #3
Troisième jour loin des affres du négoce.
Je goûte à l’oisiveté comme si c’était mon état de nature. Comment imaginer que je sois fait pour autre chose que lire, rire, boire, manger, aimer, jouer ou jouir ? En fait, depuis septante-deux heures que je suis enfermé dans mon otium, je me sens plus libre que jamais. Je crois que je pourrais m’habituer à cette idée. Je pense même qu’il faudra que je m’accroche à cette idée : la cage se trouve à l’extérieur. Elle se trouve dans la publicité, dans les incitations à consommer, à participer à tout un système qui n’a pour vocation que l’oppression et la domination.
Et la meilleure façon de s’en échapper à tire-d’aile, c’est encore de tout rejeter. De s’enrouler dans nos couettes et nous pelotonner. Réduire nos contacts avec l’extérieur à l’essentiel. Ne plus prendre l’avion, ne plus consommer pour apaiser nos angoisses, ne plus aller au restaurant, ne plus prendre de bains de foule. On le fait pour les plus fragiles d’entre nous, par solidarité. Que ceux qui peuvent se priver le fassent, afin que ceux qui ne le peuvent pas n’aient pas à le faire. Cette pandémie nous aura appris ce qu’est la simplicité volontaire, au moins.
Malgré tout, il nous faut rester vigilants. En Belgique comme ailleurs, l’état d’urgence est déclaré. Parce que nous renonçons à certaines libertés afin de garantir celle de nos pairs, voilà que nos dirigeants s’arrogent des pouvoirs supplémentaires (comme s’ils en manquaient). Et voilà également que des nuages noirs se dessinent au loin. À l’insouciance de ces jours libres vient désormais s’ajouter la crainte que ceux qui ont pris le pouvoir pour le soin de tous décident de le garder pour le bien de quelques-uns.
Ils sortent déjà leurs refrains qu’on leur connaît. « Parce que nous sommes en guerre, toute l’action du gouvernement et du Parlement doit être désormais tournée vers le combat contre l’épidémie. » Si c’est une guerre, Manu, je te préviens qu’il y a de grandes chances qu’on s’en aille déserter. Tu peux ranger ton vocabulaire guerrier, il est daté. Ta métaphore est foirée : on ne va tuer personne ; on va sauver des vies. Tout internet l’a compris : nos grand-parents ont pris les armes il y a quatre-vingts ans ; nous, on se réfugie sous nos couettes. Il n’y a que toi qui restes coincé dans ton imaginaire militaire d’un autre temps.
D’ailleurs, en parlant d’un autre temps, tu savais qu’il y a trois-cents ans, à Marseille, des négociants avaient laissé la peste entrer dans les murs de la ville, au nom du profit. Il y avait de la soie et d’autres tissus précieux. Et dedans, des puces porteuses de la maladie. Toutes les sécurités qui auraient pu empêcher ce drame d’arriver ont été contournées et le pire s’est produit : la maladie a tué des dizaines de milliers de personnes en quelques mois. Juste pour le profit à court terme de quelques-uns. Tu me dis si ça te parle. Et tu pourras peut-être tracer un parallèle entre cette histoire et ce que tu fais avec tes amis depuis un moment déjà.
Et puisqu’on parle de peste, je me permets de parler de Camus que beaucoup ont cité ces jours-ci. La Peste : le récit de la résistance héroïque d’une population face à une menace sourde et omniprésente. On pourrait en faire une relecture moderne, aujourd’hui. Et on remarquera que celles et ceux qui se dressent aujourd’hui contre cette peste matérielle qu’est le coronavirus sont aussi celles et ceux qui en temps normal luttent contre la peste symbolique qu’est le néolibéralisme. Le tout en autogestion, bien sûr.
On peut espérer qu’en se serrant les coudes, en s’aidant les uns les autres, on sauvera des vies et on apprendra à vivre sans ces idéologies mortifères. Et avec l’exemple de notre victoire contre le virus couronné, qu’est-ce qui nous empêcherait de faire tomber des rois autoproclamés ?