Le Pays des Lanternes

J’étais presque pas ivre. Peut-être un peu joyeux. Faut dire qu’il était pas tard. Il était à peine une heure ou deux. J’avais entendu des cloches sèches sonner au loin. Il faisait un peu froid, dehors. Le vent qui soufflait suffisait à me faire frissonner. De mes lèvres s’exhalaient des brumes alcoolisées. On m’avait jeté hors du pub. Il était déjà le moment de rentrer chez moi. Je me sentais comme perdu en un pays étranger. J’avais à peine eu le temps de goûter quelques verres de cet or liquide qu’ils appellent whisky.
Entre les parois de pierre qui ondulaient légèrement, je me frayais un chemin. Les rues étaient parcourues de groupes de gens. Ils étaient dans une situation identique à la mienne et cherchaient un nouveau point d’ancrage, sans doute pour mieux repartir à la dérive. Je les laissais là où ils étaient, me désintéressant de mes frères humains. Mon monde s’enveloppait dans un grand manteau d’indifférence qui me tenait aussi chaud que les fourrures les plus épaisses.
Je marchais. J’avais l’impression d’aller plus vite que jamais. L’air était devenu épais. Il glissait le long de mes joues sur lesquelles avaient coulé quelques larmes, à cause du gel mordant de la nuit. En un instant, la vibration d’une ambulance m’était passée dans l’oreille, me privant du peu de sens qu’il me restait, pour s’évanouir dans la nuit noire. Mes pensées avaient déserté mes deux hémisphères, préférant se lover dans des parties moins honorables de mon âme.

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Limbes

Ce n’est déjà plus l’automne. Ce n’est pas encore l’hiver. Les jours raccourcissent pour ne plus être que de courtes périodes de temps entre deux nuits.
Je marchais dans les rues d’Édimbourg, toutes ceintes de pierre grise. Le vent s’engouffrait en sifflant entre les murs de la cité écossaise. J’avais remonté le col de mon manteau jusques à mes oreilles pour mieux me protéger de la tourmente. Mon dos était voûté. Tout mon corps se penchait en avant, luttant de son trop maigre poids pour continuer sur sa lancée, sans savoir où il allait. Il y avait longtemps que j’avais perdu mon chemin, jugeant comme à mon habitude que c’était le plus sûr moyen de trouver une raison de s’émerveiller. « Le voyage est plus important que la destination » me remémorai-je, et « c’est bien plus beau lorsque c’est inutile ! » ou encore « les surprises n’arrivent qu’aux vivants ».
Mais étais-je alors encore vivant ? Je n’en étais plus très sûr. Lire la suite

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Die Lupe

Depuis la fenêtre de ma cuisine, j’observe le théâtre de la rue. Les personnages vont et viennent sans que je sache pourquoi. Pour la plupart, ils ne font que passer. Quelques-uns s’arrêtent à l’arrêt du bus pour embarquer dans cette cage de tôle à deux étages dont le rythme est à peine plus rapide que celui des piétons. Il y a ces étudiants qui prennent leur petit-déjeuner sur le pouce à la cabine rouge du coin du parc. Il y a ces hommes et ces femmes impeccables qui descendent de leur voiture, nourrissent l’horodateur et s’en vont travailler. Il y a aussi des clochards qui ne déjeunent pas, qui fument et qui parlent entre eux, sans se soucier un seul instant de faire l’aumône.
Les rayons obliques du soleil d’octobre ne parviennent plus à réchauffer les passants qui se recouvrent d’une ou deux couches supplémentaires de vêtements. Ils ne prennent plus le temps de flâner. Il est déjà loin, le temps où ils marchaient sans but, juste pour le plaisir de prendre l’air. Le temps des vacances est maintenant fini. Les musiques se sont tues et les touristes sont rentrés chez eux. Édimbourg est redevenue une cité de pierres. Malgré tout, son cœur bat toujours. Il ne s’arrête jamais. Il continue de cogner, comme l’hiver cogne à nos portes. Lire la suite

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Et vient le temps du silence !

Je me souviens du temps où j’ai été mort. Monté au ciel. Sans petites ailes ridicules et sans halo pâlichon. Juste avec ma pensée débarrassée de sa vieille carlingue. Je ne sais plus pourquoi mon corps m’avait abandonné, mais, le connaissant, ses raisons devaient être excellentes.
Devant moi, il y avait quelqu’un, ni Dieu ni Satan, ni ange ni démon, ni quoi que ce soit de ce genre-là. Une sorte d’immense miroir concave dont le point focal était l’univers.
– Ainsi donc, voici le Paradis, énonçai-je pour moi-même.
– Ce n’est pas le Paradis, répondit une voix. Il n’existe ni paradis ni enfer. Il n’y a que ceci : le jugement.
– Le Jugement Dernier ?
– Si on veut… Mais nulle trompette ne résonne. Aucun mort ne se relève. En cet instant commun à tous, en ce lieu où tout se retrouve, il n’y a que le dernier jugement.
– Et qui est le juge ?
– Chacun est son propre juge, défait de toute considération matérielle. Plus aucune justification ne compte : seules les conclusions comptent. Lire la suite

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Motus

Ceux qui me connaissent savent que je ne prête pas facilement le flanc à la fiction. Je suis plutôt du genre terre-à-terre. La réalité est ainsi faite qu’elle est rude pour tous. Vouloir l’éviter est au mieux inutile, au pire absurde. Toujours est-il que ces mots griffonnés au dos de deux billets de train datés pour le premier du dix-huit décembre et pour le second du quatorze octobre m’interpellent. Je les ai trouvé dans la poche d’un manteau acheté d’occasion. L’histoire qui y est contée peut très certainement être fausse. Il n’empêche qu’un petit morceau de conscience en moi y croit. Cette histoire m’obsède à tel point qu’il s’agit plutôt ici de la purger de ma mémoire que de la partager. Je vous les retranscris avec toute la rigueur qui me caractérise. Lire la suite

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Naufrages

Il fait nuit. Il fait nuit et je ne parviens pas à dormir. La fraîcheur de l’obscurité ne me dérange pourtant pas. Mes os sont devenus plus froids que la nuit. La faim n’y est pour rien non plus. Mon estomac a pris l’habitude d’être vide. Je ne fais plus attention à ses grognements depuis longtemps déjà. La soif n’en est pas la cause non plus. Les flaques d’eau croupies et les fruits au jus amer l’étanchent plus que l’eau de mer. Les bruits du vent et des bêtes sauvages ne me font pas frémir. Le vent n’attaque pas les morts. Les bêtes n’attaquent pas le marbre. Ma peau a la consistance de la pierre, une pierre veinée et creusée de sillons profonds. J’ai frôlé tant de fois la mort qu’elle garde maintenant un doigt sur moi, prête à me ramener à Dieu en tout instant. Lire la suite

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Prélude

Il y a la terre. Il y a la mer. Là où les deux se rejoignent, il y a le vent. Un vent d’une force terrible, à en arracher les rochers. La plage est grise. La mer est grise. Le ciel est gris. Le paysage forme un bloc compact. Sur une petite route de campagne, deux hommes sont habillés de gris, mêlés au décor. Le premier est à cheval. Le second suit à pied. Le cheval est gris. Le cavalier porte une épée à la ceinture. Dans le jour qui décline, le tableau qu’ils dessinent semble monochrome. Le soleil se trouve derrière des remparts de nuages épais. Les couleurs ont déserté ce monde. Il n’existe plus qu’une infinité de teintes de gris. Lire la suite

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