Récit

Fin.

Ces lettres s’éternisèrent sur la paroi de l’œil et disparurent alors que le livre se refermait. À l’intérieur, on savoura. Une réflexion intense fit fonctionner l’imagination à plein régime. Mais, doucement, un scintillement remplit le fond des yeux, tandis qu’un sourire se dessinait sur le visage tranquille. Les meilleurs moments repassaient au ralenti, en gros plan, à répétition, selon son bon vouloir. Plus précis qu’un film, plus savoureux qu’un récit, la beauté de la lecture avait happé et mobilisé toute la concentration du lecteur. Il savoura longtemps sans être dérangé par le monde extérieur.

Il se retrouva en lui-même, réfléchissant, pensant même. La vraie pensée lui était livrée et il découvrait la plénitude et la satisfaction qu’elle apportait. Pris d’une envie soudaine, il se munit d’une feuille, s’arma d’un stylo et se vissa à son bureau. Il ne fit que souper très rapidement et, jusqu’à ce que l’aube illumine sa chambre d’une lueur plus forte que celle de sa lampe, il transcrivit le résultat d’une alchimie complexe et interne sur le papier qui fut bleui par l’encre. La sueur lui coulait en abondance le long du front et sa main souffrait du frottement incessant et de cette pression exercée avec passion.

C’était comme si tout ce qu’il avait appris, consciemment ou non, sortait de sa mémoire, parcourait le bras, débouchait enfin sur la main et, à l’aide de mouvements rapides, précis et plus qu’ancestraux, se déposait délicatement sur le papier. Le résultat d’une vie, de plusieurs, même. Il se déversait et coulait sur la fibre chlorée une encre bleue et brillante, ininterrompue, heure après heure.

Épuisé, il alla se coucher, dormit deux heures et se releva. Il mangea peu, un simple fruit, une bouchée de nature. Lorsque l’air vibra d’une sonnerie insupportable, le téléphone n’eut pas le plaisir de retenter l’expérience. D’un geste rageur la main arracha le fil, sans autre forme de procès. Il se lava et reprit son œuvre créatrice. Il sentait bien au fond de lui que ce n’était pas une de ses crises d’inspiration habituelle. Ses idées restaient aussi claires que lorsqu’il avait refermé son livre. Il avait maintenant gorgé d’énormes quantités de papier de son écriture serrée. Il lacérait impitoyablement les minces pellicules fibreuses de sa plume.

Ses idées n’étaient pas le fatras quotidien qu’elles étaient en temps ordinaire. Il percevait nettement une conscience supérieure qui voyait en ce ballet incessant et magique une logique qui lui échappait encore. Mais il n’était pas habité par cette présence. Ce n’était rien d’autre qu’un guide, il se laissait aller par cette puissance enivrante qui le forçait à déverser son savoir. C’était une douleur grisante qui l’enveloppait. Il se coucha, dormit, se réveilla et recommencer à créer un nombre de fois impressionnant.

Lorsque la fatigue le fit dodeliner de la tête, il s’effondra sur sa feuille et s’assoupit. Lorsque la lumière du jour eut succédé de nombreuses fois à la pâleur de la nuit, il se réveilla plus inspiré que jamais. Il replongea dans sa folle et furieuse frénésie.

Tout à la création, il n’entendit ni les coups à la porte ni le doux déclic que produisit celle-ci lorsqu’elle s’ouvrit. Un homme et une femme aux airs inquiets entrèrent et découvrirent avec effarement les centaines de feuilles noircies d’encre, reliques gisantes d’une bataille de l’esprit, cadavres agonisants d’idées qui ont finies par ne pas être retenues pour l’assaut final, l’ultime sursaut de l’imagination qui est pourtant si loin encore.

Ils se frayèrent un passage parmi les monceaux d’idées qui jonchaient le parquet. Leur ami était méconnaissable, l’œil hagard, une barbe hirsute et fournie lui couvrant le bas du visage, le dos voûté sur son bureau. Une douzaine de stylobilles étaient vidés de leur substance et témoignaient des actes de composition de ces deniers jours.

Affectueusement, elle posa sa main sur son épaule. Il ne réagit même pas à cette pression, à cette chaleur qui se communiquait à son corps meurtri. L’autre trouva près du fauteuil le livre par qui tout avait commencé. Puisqu’il n’avait pas réussi à extirper son ami de sa transe, il lut le titre, intrigué, parcourut les premières lignes, puis la première page. Il décida de la laisser essayer autant qu’elle voulait et se cala confortablement dans le fauteuil.

Une musique s’éleva, fruit de son imagination en plein travail. Très vite, le lecteur fut prit par l’intrigue, et tout aussi vite, il revécu la joie de l’écrivain fébrile dont la plume du stylo grattait sans relâche le papier dans un bruit qui était cette mélodie harmonieuse. L’œuvre fut vite dévorée et pendant la digestion fut remarquée la première feuille manuscrite de son ami. Il la prit entre ses mains avec une tendre affection et la lut, l’esprit dans un état d’ouverture totale. Le lecteur découvrit l’écrivain et, avec la même frénésie qui habitait les mains de son ami, ses yeux parcoururent la mince pellicule couverte d’encres diverses. Sans un mot, il se plongea dans le récit de ces feuillets et ne refit pas surface, malgré les appels vains de son amie qui venait de renoncer à un hypothétique réveil de l’écrivain.

Elle commençait à s’inquiéter. De ses deux amis il ne restait plus que pour l’un des mains et une pensée et, pour l’autre, des yeux et cette même pensée qui l’occupait lui aussi tout entier. Elle sentait quelque chose dans cette pièce qu’elle n’avait jusqu’alors jamais soupçonnée. C’était comme si tous leurs sens étaient tournés vers la création et la compréhension. Sans même avoir à lire le moindre mot, elle avait la nette impression de saisir le sens-même du thème qui bleuissait les feuilles dévirginisées. Sans qu’elle comprenne le comment et le pourquoi, elle sombra dans un sommeil merveilleux. Comme sous le poids de tant d’idée, l’hémisphère conscient avait préféré se retirer et laisser la place à son inconscient. Elle avait comme matelas des épaisseurs de papier et comme couverture d’autres feuilles qui recouvraient son corps au fur et à mesure de l’écriture et la lecture.

Ensuite, il y eut cet incendie, qui s’était déclaré nul ne sait comment. Il ne fit que trois morts, trois personnes qui n’avaient pas eu le temps de sortir de l’immeuble en flamme. Lorsqu’une bourrasque souffla par le toit crevé, il emporta les restes calcinés d’une œuvre magnifique qu’une main avait rédigée, qu’un regard avec parcouru et dans lequel un corps de femme avait reposé. Les cendres tourbillonnèrent dans l’air et s’envolèrent en faisant le bruit de trois âmes qui quittent leurs corps.

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