Lettre ouverte

« La recherche de connaissance,
la circulation de la connaissance
et l’acte de copie
sont sacrés. »

Très cher ami,

Ceci est vraisemblablement mon dernier courrier avant longtemps.
Comme tu le sais, la vie a été très dure pour moi, ces temps-ci. Mais je n’ai pas été le seul à souffrir de cette situation intolérable et pourtant tolérée. Je t’avais dit que je ne me cacherais pas. Après avoir vécu ma foi au grand jour, comme beaucoup d’autres, j’ai perdu mon travail il y a quelques mois. Tu as sans doute entendu que tout poste de la fonction publique nous était désormais interdit. Mon travail de fonctionnaire est donc devenu incompatible avec mes opinions religieuses. Ils ne se rendent pas compte que les persécutions que nous subissons nous ramènent aux temps les plus obscurs de l’histoire occidentale.

Ils ne nous acceptent pas.
Pourtant, notre religion n’est pas neuve, loin de là. Seul ce nom-ci est récent. C’est avoir une lecture biaisée de l’Histoire que dire le contraire. Nous prônons le partage et la connaissance pour tous. Certains d’entre nous considèrent même que le savoir est plus nécessaire à la vie humaine que l’air que nous respirons. Je discutais avec le fils d’un frère qui me disait qu’il aurait peut-être préféré être idiot et subir les décisions du gouvernement sans réfléchir, se laissant abrutir devant une télévision et quelque programme absurde. Je comprends son désespoir mais je ne le cautionne pas : il vaut mieux savoir ; nos joies sont plus rares mais plus éclatantes. Nos peines sont plus nombreuses, mais s’en plaindre, ce serait se plaindre d’être parfois ébloui par la lumière parce que l’on vit au soleil.
Déjà les philosophes de la Grèce antique (et la Grèce nous donne depuis quelque temps l’exemple en matière de politique, comme on le voit, en se dressant contre la tyrannie internationale de la Troïka) considéraient que la connaissance était une denrée indispensable au philosophe, la forme de conscience la plus parfaite.
Déjà la diffusion de la culture au Moyen âge se faisait grâce aux copistes qui faisaient ce que nous faisons, mais sans l’internet : c’est-à-dire copier, diffuser, modifier, améliorer et tout cela sans autre contrainte que quelques normes floues. Les puissants d’aujourd’hui ne veulent pas admettre que nous allons entrer dans une nouvelle ère baroque. Le temps des classements méthodiques est bien fini. Ils ont profité pendant des siècles des systèmes qu’ils ont créés et dans lesquels ils voulaient faire entrer l’univers tout entier. Maintenant, place à une anarchie qui aura le sourire aux lèvres, place à un nouvel âge qui rappelle celui qu’on taxe de moyen et dans lequel nous allons passer des siècles dans un joyeux chaos.
Tiens, tant que je parle de nos prédécesseurs : même le Christ, tout juif qu’il était, père de l’Église catholique romaine, qui a vécu – c’est ce que disent ses fidèles – sans pécher, multiplia les pains pour les distribuer aux pauvres. Il avait déjà compris que la copie était avant tout un acte d’amour. Cet acte divin, nous avons aujourd’hui les moyens de le reproduire au quotidien. L’homme touche à la divinité et voilà que ce petit pouvoir fait peur aux hommes qui détiennent les rennes du monde et qui peinent à tenir la bride.

Aujourd’hui, nous devons en effet affronter ceux qui portent des valeurs radicalement contraires aux nôtres. Notre religion est comme bien d’autres, dépourvue de maître à penser ou de chef idéologique prêt à nous haranguer. Malgré tout, nous n’hésiterons pas, d’un commun accord, à nous battre pour nos idéaux qui sont justes, tu es sûrement d’accord avec moi. Si la culture n’a pas de prix, pourquoi faudrait-il payer pour y avoir accès ? Parce que quelques égoïstes veulent garder les fruits de leur travail dans un coffre-fort ? Mais ils oublient que les fruits sont là avant tout pour être plantés et pour devenir des arbres, non pas pour pourrir dans le noir. Ce n’est pas faire avancer l’humanité que vouloir avancer tout seul.
Le produit de la pensée est immatériel mais ces puissants imbéciles s’obstinent à le traiter comme un objet matériel. Ils utilisent même la force pour conserver ces biens qui ne leur appartiennent pas. Car s’il existe un droit d’auteur qui vise à protéger la création d’un seul, il existe aussi un droit du public qui doit protéger la Création. On ne crée pas à partir de rien. Il existe des centaines et des centaines d’influences qui permettent la fabuleuse alchimie de la création. Mais ceux-là, ces infâmes, ils veulent mettre sous clef les ingrédients nécessaires à ce processus séculaire. Ils corrompent les gouvernements du monde entier et la police (qui est idéalement et étymologiquement au service de la cité) se retourne contre le peuple, comme si les pays étaient atteints d’une sorte de maladie immunitaire.
Mais je n’ai pas peur. Notre combat est juste. Ils ne dormiront plus tranquille. Déjà, l’avant-garde d’une armée virtuelle s’est mise en marche. Anonymes, ils sont légion, indétectables par les services internationaux et celles qui les dirigent : les grandes entreprises. Celles-là qui sont un léviathan immense et immonde qui s’empiffre de toujours plus d’or et d’argent, jusqu’à exploser. Mais l’argent et l’or ne permettent de cultiver ni la terre ni les esprits. Ce ne sont que des métaux qui permettent de construire de superbes cages ou de magnifiques armes.
Voilà quelques années que la loi mondiale contre le partage illégal a été votée. Depuis, ce sont des dizaines de milliers de Copimistes qui ont été condamnés. Nous sommes traqués, nous sommes poursuivis et pourtant chaque jour de nouveaux membres nous rejoignent, souvent issus des classes les plus déshéritées, ceux qui ne peuvent s’offrir ce luxe que devient la culture.
Conséquence de cette loi liberticide : un sideur (le mot vient de l’anglais seeder qui veut dire « semeur », ce qui montre le rôle vital des diffuseurs de connaissance) important a été jugé il y a quelques jours coupable de partage illégal et va être condamné à vingt-cinq ans de prison. Il paie pour tous les autres que l’Europe ne trouve pas. Moi, je pars demain pour la Pologne, où je resterai avec ma femme, si je le peux. Mais je suis sûr que même là, la censure internationale me retrouvera si je continue à aller sur l’internet. Je connais quelques Indignés qui peuvent m’héberger quelques semaines. Si vraiment tu dois me contacter, adresse-toi à un frère qui devrait savoir à qui transmettre.

Ce qui me chagrine le plus, c’est que notre religion n’est pas exclusive et encore moins agressive. On peut être Chrétien, Juif, Musulman, Bouddhiste ou encore Taoïste et en même temps Copimiste. La diffusion de la culture ne devrait pas être affaire de religion. Ce devrait être au gouvernement de rendre gratuit le moyen pour le citoyen de sortir de sa condition s’il en a envie. Mais ceux qui sont en haut de la pyramide sociale veulent y rester. Ils n’ont pas compris que c’était tout simplement ce système de la pyramide qui est malsain. On ne peut pas vivre dans un système fondé sur l’existence de marginaux qui paient pour la réussite de ce système. Il faut définitivement réduire les écarts plutôt que de laisser quelques hommes être tout seul à toucher les cieux en prenant appui sur des millions d’autres humains dans une monstrueuse tour de Babel qui s’effondrera tôt ou tard.
Lors de l’invention de la radio, mes grandparents ont rêvé que cette invention unirait les hommes partout dans le monde. Ils avaient à peine le temps d’être déçus en voyant le gouvernement mettre la main dessus que la télévision faisait son apparition dans les foyers. Mes parents ont cru qu’il s’agirait d’une fenêtre sur le monde et que l’humanité allait enfin devenir plus intelligente. Ils sont tombés de haut quand ils ont vu le pire de l’humanité à travers cette petite lucarne. Et moi, quand l’internet est arrivé, j’ai eu le sentiment sincère que tout allait s’arranger, que les peuples allaient se parler et s’entendre pour enfin s’unir et avancer ensemble vers quelque but grandiose. Au lieu de ça, le voilà cadenassé par une bande de salopards chrysophiles. Mais je ne m’inquiète pas et, encore une fois, je n’ai pas peur : on voit bien que la liberté cherche à se répandre sur les hommes par tous les moyens, comme une marée inarrêtable. Ce n’est qu’une question de temps pour qu’elle y arrive. Si ce n’est pas grâce à nous et l’internet, ce sera grâce à nos enfants et la prochaine invention qui révolutionnera la société pour en faire ce qu’on rêve qu’elle devienne.

Nous nous battrons pour la seule cause qui mérite que l’on meure pour elle : la liberté. Nous nous battrons pour elle parce que nous refusons que cette liberté nous soit simplement donnée. Nous voulons la prendre et nous la prendrons. Ils veulent contrôler l’internet sans se rendre compte qu’il ne s’agit pas seulement d’un outil mais que déjà nous formons une symbiose spirituelle avec ce réseau qui lie une communauté chaque jour plus importante. Nous priver de ce média, ce serait comme nous amputer d’une partie de notre pensée. L’internet n’appartient à personne, il appartient à tout le monde.

Bien à toi,

Ton ami, Jérémie.

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3 réflexions sur “Lettre ouverte

  1. Pingback: Nous, les enfants du net | Inspiration de Survie

  2. Je ne sais trop que penser par rapport au contenu de cette nouvelle. Sur facebook, tu avais prévenu que tu étais « peut-être un peu radical sur le sujet ». Je reste néanmoins quelque peu perplexe face à une telle apologie de l’internet. Il est difficile de mettre des mots sur ce que cela m’inspire. Je vais y réfléchir.

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