Le Moine Copieur

Dans le silence de la salle du monastère, Lionel plongea sa plume dans l’encre, et, dans un mouvement souple, il posa la pointe sur le parchemin qui lui faisait face.
Le premier crissement marquait le début de la journée et était suivi de bien d’autres. Il aimait cet instant où il reprenait son travail là où il l’avait laissé la veille. Il relisait une première fois le manuscrit original à haute voix, puis il le plaçait à côté de lui, ouvert sur la page où il s’était arrêté. Il mettait son doigt sur la ligne exacte, puis commençait à écrire. Il prenait son temps pour recopier chaque lettre avec soin. Contrairement aux autres copistes, il le savait, il avait le luxe de ne pas devoir travailler dans l’urgence, pouvant se relire, voire même se corriger quand cela s’avérait nécessaire.Lionel s’arrêta et leva la main et déposa sa plume. Il tourna sa page, étant arrivé en bas de la quatrième colonne de celle-ci. Il recula de quelques pas, prit une profonde inspiration et s’arma d’une latte et d’un stylet pour tracer le cadre et les lignes servant de support à son écriture. C’était pour lui tout aussi important que l’écriture-même. Une fois cela fait, il se saisit de sa plume et recommença à écrire les lettres l’une après l’autre.
Cet acte était proche pour lui de celui de la prière. Dans ces moments de création, il se concentrait tellement qu’il en oubliait le monde qui l’entourait, jusqu’à se perdre hors du monde. Le temps ni l’espace n’existait plus. Il se fondait entièrement dans l’acte d’écriture.
Entre Tierce et Sexte, Lionel avait terminé quelques pages. Son ventre émit un bruit de protestation. Il était bientôt l’heure de la prière et, accessoirement, du dîner. Il décida de continuer encore un peu et de terminer sa page avant de prendre sa pause.

Quelques coups furent cognés à l’huis. Lentement, Lionel releva la tête de son ouvrage.
De qui pouvait-il bien s’agir ? Cette porte donnait sur le bosquet tout proche du scriptorium. Tout visiteur aurait préféré toquer à la grande porte du monastère. Quant aux autres frères, jamais ils n’auraient frappé à la porte. Surprendre un frère dans son ouvrage, ç’eût été prendre le risque de lui faire faire une rature, et gâcher ainsi le résultat de plusieurs heures de création. Il en était là dans ses réflexions quand il considéra que le moyen le plus sûr de savoir, c’était encore d’aller ouvrir la porte, et ainsi de ne pas faire attendre plus longtemps ce visiteur impromptu.
Le jour se fit dans la salle généralement plongée dans une pénombre délicieuse et reposante. Lorsque les yeux du moine se furent habitué à la lumière, il distingua une silhouette située à quelques pas de lui. Avant qu’il n’ait pu dire quoi que ce soit, une voix se fit entendre.
– Bien le bonjour ! Hadrian Opiniastre, chargé de la défense des droits d’auteurs. Voici ma carte.
Sur un petit bout de papier qu’on lui tendit avec fermeté, Lionel put lire, en gothique, les trois premières lettres du prénom suivies des trois premières lettres du nom de son interlocuteur. En dessous de ces initiales formant un mot étrange, il lut également, écrit en plus petit : « chargé de la défense des droits d’auteurs et de la protection des œuvres culturelles et artistiques ».
Lionel quitta la « carte » des yeux et lança un regard interrogateur à l’homme qui se tenait devant lui. Il y eut un long silence. Finalement, l’homme prit la parole, voyant qu’une explication s’imposait.
– Je viens pour une inspection de routine de lutte contre la copie.
– Je… Quoi ?
– Ne jouez pas au malin. On nous a informé que vous faisiez ici de la copie illégale.
– Euh… Non, je ne crois pas. C’est un scriptorium, ici, pas un repaire du malin. Tout ce que je fais, c’est y copier des manuscrits afin que mon commanditaire puisse le lire à son aise. Je ne crois pas qu’il y ait quoi que ce soit d’hors-la-loi dans mon activité.
– Et à qui payez-vous les droits de copie ?
– À… À personne, voyons. Il n’y a rien à payer. La copie est le droit du copiste. Quiconque a appris à écrire est en droit d’écrire, après tout. Notre monastère a fait l’acquisition d’un manuscrit et un seigneur ayant des moyens nous en a demandé une copie. Donc, je copie. C’est tout.
– Ça ne va pas du tout, ça. L’auteur que vous copiez, il a passé du temps à écrire ce livre. Si on ne le rétribue pas, il ne pourra jamais écrire d’autres livres.
– Ah, mais l’auteur de ce livre est mort, voyez-vous. Dans tous les cas, il ne pourra plus écrire d’autres livres, même avec tout l’or du monde.
– Ce n’est pas une raison. Il a sûrement des héritiers, des ayant-droits. Ceux-ci peuvent toujours percevoir un revenu sur les œuvres de l’auteur. Dans tous les cas, je peux pas vous laisser continuer comme ça.
– Mais si vous faites ça, comment est-ce que je vais faire pour le diffuser, ce livre ? Si je veux diffuser cette œuvre au plus grand nombre et la faire connaître au monde, il faut bien que je la copie, non ?
– Bien sûr, mais seulement avec l’autorisation de la famille de l’auteur, et seulement en nous payant. Après tout, tout travail mérite salaire.
L’homme était idiot, cette fois Lionel en fut certain. Jusqu’à présent, il ne s’en était pas rendu compte, mais c’était évident, maintenant qu’il l’entendait dénaturer la parole de Paul, qui disait, dans ses lettres à Timothée que l’ouvrier mérite son salaire. Confondre ouvrier et travail, c’était faire la preuve qu’il y avait quelque chose de corrompu dans la logique de son interlocuteur.
Lionel fit disparaître l’expression de mépris qui passa comme un nuage sur son visage. Après tout, si cette brebis s’était égarée loin de la lumière du Christ, il fallait aller la chercher et lui montrer le chemin. Le moine tenta donc de démontrer l’absurde de la pensée de l’homme qui se tenait toujours en face de lui.
– Donc, si je comprends bien, pour pouvoir diffuser une œuvre – ce qui, on peut le supposer, est la volonté de l’écrivain – je suis sensé demander si je peux le faire à ses héritiers. Et cela fait, je devrais encore vous payer, vous, pour pouvoir faire ce que je veux faire légalement.
– Exactement. Et, au passage, ne vous avisez pas de modifier l’œuvre, sinon ce serait au mieux de la contrefaçon, au pire du plagiat. Et vous ne pouvez pas plagier une œuvre protégée par le droit d’auteur, limité à soixante-dix ans après la mort de l’auteur.
– Parce que…
– Parce qu’ainsi, on s’assure que l’œuvre n’est pas dénaturée et on peut au mieux protéger la personnalité de l’auteur exprimée à travers son œuvre.
– Parce qu’il est de notoriété publique que les enfants respectent systématiquement la volonté de leurs parents. Surtout quand il y a des histoires d’argent qui viennent s’ajouter à tout ça.
– Dans ce cas-là, ça ne nous regarde pas. L’œuvre dont ils héritent leur appartient. Ils ont bien le droit de faire ce qu’ils veulent avec. Mais on ne peut pas laisser le public s’approprier une œuvre ainsi.
Soudainement, Lionel fut pris d’un mal de tête. Il se pinça l’arête du nez, songeant que la tâche serait peut-être plus ardue que prévu.
– Est-ce que vous êtes bien sûr que vous comprenez le sens du mot « publier » ?
L’homme lança un regard perplexe à Lionel. Celui-ci comprit qu’il allait devoir s’expliquer. En articulant plus que nécessaire, Lionel s’adressa à son interlocuteur :
Publier, c’est rendre public. Si un auteur veut publier une œuvre, il doit accepter que son œuvre lui échappe. Dès le moment où il publie son œuvre, elle cesse de lui appartenir complètement. Une part appartient alors au public, dont le premier but sera de se l’approprier. En général, la copie fait partie de ce processus d’appropriation. Mais ici, elle fait partie de l’acte de diffusion-même. Si vous m’empêchez de copier ou si vous essayez de me limiter, vous empêchez la diffusion de l’œuvre, ce qui est complètement contre-productif. Vous comprenez ?
– Tout ce que je comprends, c’est que vous essayez de vous justifier. Cela n’empêche que ce que vous faites est illégal et que c’est mon rôle de vous condamner pour cela.
Autant parler à un mur, songea Lionel. Il décida de changer d’angle d’attaque.
– Bon. Juste une question : y a-t-il quelqu’un qui vérifie que vous respectez la « personnalité de l’auteur » ? Une sorte de seigneur indépendant ? Une guilde des auteurs ou une assemblée ?
– Nous avons carte blanche dans notre mission. Tout ce qu’on nous demande, ce sont des résultats. Et nous sommes prêts à tout pour empêcher que des individus peu scrupuleux corrompent les œuvres de nos chers auteurs diffusent des œuvres sans nous payer pour cela !
– En fait, vous protégez plus vos intérêts que ceux des auteurs, j’ai l’impression.
– C’est faux. Nous défendons le bien commun, en agissant ainsi !

Lionel allait répondre qu’à son avis, limiter la diffusion d’une œuvre afin d’en tirer le plus d’argent possible ne relevait pas forcément de ce que l’on pouvait appeler « la défense du bien commun », mais, au même instant, un son aigü déchira l’air. Surpris, le moine recula d’un pas. Un homme apparut du coin du scriptorium, dans un magnifique cumulet. Vivement, il se jeta sur l’homme avec qui discutait le moine et le plaqua au sol. Ce nouvel intervenant portait un pull blanc rayé de rouge et un bonnet, rouge lui aussi. Tout en maintenant sa prise, il grommela :
– Normalement, dans un souci de transparence, je suis sensé vous expliquer la situation, cher aïeul, mais ce serait compliqué, là. La faille ne va pas tarder à se refermer, je dois partir. À bientôt.
Le nouveau venu chipota à un bracelet qu’il avait au poignet droit. Lionel mit instinctivement la main à son cou, où se trouvait attachée une croix. Une deuxième fois, le sifflement aigü retentit et les deux hommes s’effacèrent, disparaissant comme la brume sous la chaleur des rayons du soleil. Lionel resta hébété pendant quelques minutes, jusqu’à ce que les cloches sonnent la mi-journée. Il cligna des yeux, secoua la tête et se signa.
Il n’y avait plus rien face à lui, hormis le bosquet d’arbres qui lui faisait face.
Lionel resta un long moment sur le pas de la porte. Finalement, après quelques clins d’œil compulsifs, il haussa les épaules et décida qu’il venait d’avoir une hallucination causée par la faim. Il rentra dans le scriptorium et referma la porte, se jurant d’oublier cet épisode incroyable.

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4 réflexions sur “Le Moine Copieur

  1. Bonjour,
    Sympa cette nouvelle !
    La transposition est très intéressante.
    Par contre il me manque un mot absent de votre champs lexical : la calligraphie !
    Connaissez vous le personnage de titivilus ?
    Merci pour ce voyage quantique

    • Content que la nouvelle plaise.
      Il est vrai que je pourrais m’attarder plus sur l’aspect calligraphique de la copie. Mais j’avais peur de m’éloigner du sujet que je voulais traiter.
      Je ne connais pas ce Titivilus. De qui s’agit-il ?

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