– Tu aurais dû les voir ! Une véritable assemblée brueghelienne. Impossible de savoir si ces gens dansaient ou titubaient en suivant le rythme de cette musique faite de pulsations. Dans ces soirées, vois-tu, le son participe de l’ivresse. Le sol collait sous les semelles. On reconnaissait des odeurs de sueur et de bière. La chaleur étouffante amplifiaient les fragrances tenaces. De toute évidence, on ne pouvait supporter ce spectacle qu’en étant soi-même plus ou moins imbibé. Ils étaient presque aussi rond que toi, en fait.
« Je sais que tu ne comprends pas cette envie qu’ils ont de perdre conscience. Je ne suis pas sûr qu’eux-mêmes comprennent. Pour vaincre l’ennui. Pour arrêter de penser, un instant. Pour ne plus se sentir toucher terre. Pour prendre des vacances. À vrai dire, beaucoup n’ont pas besoin de raison. Ils s’enivrent d’alcool pour s’enivrer.
« Tout ce que je sais, c’est qu’ils ne se limitent pas à l’alcool, pour se déconnecter de la réalité. Le moins cher, ça reste la télé. Regarder fixement une lumière en face, ça vous abrutit suffisamment pour se croire sincèrement heureux, même lorsqu’on se trouve dans la misère la plus crasse. En fait, toutes les fictions – sur papier ou sur écran, ça n’a pas d’importance – servent à dresser un écran entre soi-même et les soucis de la vie quotidienne. Les drogues dures, c’est pareil mais en plus cher. Puis, pour ceux qui en ont besoin, on passe aux drogues continues, celles qui font flotter dans un nuage : tabac, cannabis, sommeil. La télévision, à petite dose, ça fonctionne encore comme ça. On n’oublie pas la réalité mais on se dit que c’est pire ailleurs (on oublie que c’est pas parce que c’est pire là-bas que c’est mieux ici) et on supporte.
« Mais tous ces gens, là, ils essaient peut-être d’oublier qu’un jour, il faudra gagner leur vie. Et pour la gagner, ils devront très probablement en gâcher une partie. Oh, ce n’est pas que j’ai à redire contre le travail. Il rend libre, après tout. Mais – comment dire – j’ai la nette impression qu’il rend surtout libre de s’enfermer. Je ne suis pas un expert de la liberté, mais j’ai tout de même l’impression que quelque chose cloche quelque part. Enfin, ça doit venir de moi, certainement. Je n’ai pas assez goûté à cette drogue pour en voir les vertus bienfaitrices. Surtout pour en oublier les désagréables effets secondaires. Faut leur dire, aux gens, qu’il faut pas toucher à cette saloperie. Faut pas travailler, dans la mesure du possible.
« Ce que je supporte le moins dans le travail, c’est le rapport de dépendance qui en est indissociable. On gagne de l’argent pour faire gagner de l’argent à d’autres. Mais cet argent ne vient pas du néant. Il vient de gens qui ont travaillé et qui l’ont gagné. On n’en sort pas. On gagne de l’argent pour le dépenser. Et le maigre surplus sert à survivre. Non, ça ne marche pas. J’ai beau tourner ça dans tous les sens, je ne comprends pas comment tout ça ne se casse pas la gueule par terre. Comment c’est possible, ce principe ? Tu peux répondre ? Non, forcément. T’en as rien à foutre, toi. Ça ne te concerne pas.
« Tu sais, pour pas perdre la boule, j’en suis venu à faire une distinction radicale entre travail et loisir. Le loisir relèverait alors plutôt de l’accomplissement de soi. La rémunération n’est que secondaire. On peut travailler gratuitement. On peut devenir extrêmement riche grâce à un simple loisir. La rentabilité doit être le plus mauvais critère imaginable pour classer une activité humaine. Du coup, j’espère bien ne jamais travailler. Juste faire ce que j’ai envie : dormir, manger, lire, écrire. Des plaisirs simples.
« Je veux arrêter de survivre. Je veux vivre. Et je ne crois pas que l’argent peut m’aider à atteindre ce but. L’argent, il a sa propre volonté. Comme un virus, il a tendance à se servir d’hôtes pour se multiplier. Et il répète toujours la même chose. Il n’est pas causant. Il fait tourner les gens en rond.
« Parfois, moi aussi, j’ai l’impression de tourner en rond.
Congé
Monsieur Maucieux
Il y a un monde. Notre monde. Celui que l’on connait. Mais il n’y a pas que ça. Il y en a d’autres. Différents. D’autres gens y vivent. Ils y vivent assez bien. Il arrive que certains passent d’un monde à un autre. Ça arrive comme ça, d’un coup. Comme si on passait d’une pièce à une autre.
On entre dans une armoire et on se retrouve soudain les pieds dans la neige à parler à un faune. Parfois, on hérite d’un couteau qui permet de découper la réalité pour aller visiter d’autres probabilités. D’autres fois, on marche dans une forêt, on passe entre deux arbres et soudain le soleil est plus grand, la saveur de l’air est plus douce, le sol ne craque pas pareil sous les pieds. On arrive alors en haut d’une colline plantée d’arbres qu’on ne connait pas et le paysage qui se trouve devant soi est tellement étrange qu’on en a le souffle coupé pendant quelques instants. On décide ensuite de partir à la découverte de ce monde et on y vit des aventures formidables.
C’est comme ça que ça se passe quand on est un enfant et qu’on passe dans un autre monde grâce à la magie d’on ne sait qui. Lire la suite
Lunaire None
Je suis perdu. Je suis perdu et j’erre.
J’ai enfin fui la vile et ses lumières.
Je ne parvenais plus à respirer :
Lors d’orages, j’ai hurlé ma colère,
Et ma rage surpassa le tonnerre,
Mêlant larmes et pluie pour exploser.
J’ai recherché l’ailleurs, y ai trouvé
D’autres paysages qui font rêver.
J’avais besoin de goûter un autre air.
J’ai empli mes poumons. J’ai respiré
Les montagnes vertes, le ciel d’été.
J’avais besoin de sentir d’autres terres.
Loin du cirque qui fait le quotidien,
Dans un cirque, je me suis senti bien.
Entouré de roches, je me sens mieux.
Je constate qu’à moi il ne parvient
Ni pollution lumineuse, ni rien.
Déjà j’oublie les néons des faux dieux.
Je me couche dans l’eau, devenant vieux.
Les yeux mi-clos, je vois des arquencieux,
Tableaux rêvés, mirages rimbaldiens.
Tout près du rivage, dans ce beau lieu,
J’observe, en nage, le bleu des cieux,
Des nuages, ballet aérien.
Je suis parti. Bientôt, je reviendrai.
Je reviendrai en forme et reposé.
Je me gorge encore de l’air du temps,
Je regarde de splendides couchers
Dont les rayons enflamment les vallées.
À travers la forêt souffle le vent.
Je me couche dans l’herbe en observant
Le spectacle du soir sur le ponant.
Je m’envole, sombrant les yeux fermés,
La lune se lève très lentement.
Un rayon transperce mon cœur d’enfant.
Excusez-moi, amis, je prends congé.