Monsieur Maucieux

Il y a un monde. Notre monde. Celui que l’on connait. Mais il n’y a pas que ça. Il y en a d’autres. Différents. D’autres gens y vivent. Ils y vivent assez bien. Il arrive que certains passent d’un monde à un autre. Ça arrive comme ça, d’un coup. Comme si on passait d’une pièce à une autre.
On entre dans une armoire et on se retrouve soudain les pieds dans la neige à parler à un faune. Parfois, on hérite d’un couteau qui permet de découper la réalité pour aller visiter d’autres probabilités. D’autres fois, on marche dans une forêt, on passe entre deux arbres et soudain le soleil est plus grand, la saveur de l’air est plus douce, le sol ne craque pas pareil sous les pieds. On arrive alors en haut d’une colline plantée d’arbres qu’on ne connait pas et le paysage qui se trouve devant soi est tellement étrange qu’on en a le souffle coupé pendant quelques instants. On décide ensuite de partir à la découverte de ce monde et on y vit des aventures formidables.
C’est comme ça que ça se passe quand on est un enfant et qu’on passe dans un autre monde grâce à la magie d’on ne sait qui.

C’est ce genre d’aventure qui est arrivé à monsieur Maucieux. C’était un beau jour d’automne. Monsieur Maucieux avait trente-cinq ans. Ce n’était pas un enfant. Il arrivait pourtant à se faire à sa condition de grande personne. Il vivait une vie ennuyante autant qu’ennuyeuse. C’est ce que font beaucoup de grandes personnes qui ne sont pas des enfants. Il devait travailler et n’aimait pas tellement ça. Toute la journée, il devait écrire à l’ordinateur des phrases qu’il ne comprenait pas et que d’autres gens dans d’autres bureaux analysaient. Il n’avait plus le temps de jouer, ni de s’amuser, ni de rire. Il n’avait plus non plus le temps de penser. Il n’en avait plus vraiment besoin d’ailleurs. Il n’avait plus le temps de vivre, aussi. De toute façon, sa vie, il devait se l’acheter. Rien n’est donné.
Le wéquende, il allait se promener à la campagne. Il essayait d’oublier les voitures, la pollution, le bruit. Bref, tout ce qui le faisait mourir à petit feu. Lors d’une petite balade digestive comme les adultes aiment en faire, l’aventure commença.
Il marchait à côté d’un champ de maïs en pensant au lundi qui se rapprochait trop rapidement (même les adultes n’aiment pas les lundis, parce que beaucoup n’aiment pas leur travail et que c’est presque une torture pour eux ; voilà pourquoi ils aiment ces moments où ils peuvent ne rien faire). Un coup de vent souleva son chapeau et l’emporta au milieu du champ. Dans la seconde qui suivit, il écarta deux plants et s’engouffra à la poursuite de son couvre-tête. Monsieur Maucieux eut bien du mal à avancer parmi les épis qui l’épiaient, à ce qu’il lui semblait. Il réussit tout de même, tout pantelant dans son pantalon taché de boue, les cheveux ébouriffé, à mettre la main sur son chapeau. Il était un peu cabossé. Mais ce petit désagrément ne le dérangea pas et il le remit sur sa caboche. Il sortit du champ en chantonnant.
Le chemin du retour lui parut plus long. Ça devait être, pensait-il, parce qu’il était fatigué. Il marcha longtemps dans la boue avant de sortir enfin de cette armée de maïs.
Il resta la bouche bée devant le paysage qui se dressait devant ses yeux. On se serait cru dans un tableau : l’herbe était rouge, le ciel était vert et le soleil était bleu. Tout était bouleversé. Mais s’il n’y avait eu que ça, monsieur Maucieux ne se serait que légèrement inquiété. Il n’y avait, malheureusement pour son équilibre mental, pas que ça : l’air n’avait plus la même saveur en bouche, des parfums inconnus flottaient à ses narines, des chants d’oiseaux nouveaux venaient cogner à ses oreilles et le sol n’avait pas la même texture sous ses pieds.

Il était surpris par cette situation. Mais il était aussi heureux. Inconsciemment, c’est ce qu’il avait toujours voulu : voir ailleurs s’il y serait mieux. Juste pour essayer. Il n’avait jamais aimé les gens qui affirmaient que ce n’était pas possible par principe. Pour monsieur Maucieux, si on y pensait, ça valait la peine d’exister. On ne pouvait pas enterrer d’une seule phrase une pensée fraîchement née. Les adultes étaient les champions de ce genre de chose. Ils faisaient de la réalité quelque chose de différent. Ils en faisaient une vaste banalité. Pourtant, il y avait tant de raisons de s’émerveiller. Une simple goutte d’eau devrait être sujette à des considérations sans fin. Monsieur Maucieux, lui, était sur le point de verser une larme devant ce qu’il voyait.
Il avança un peu jusqu’à un endroit où l’herbe s’étendait sur une plus large surface. On devait être en été, vu le temps qu’il faisait, mais le soleil ne cognait pas comme il peut frapper dans notre monde. Il diffusait une chaleur tiède et douce, comme s’il était partout à la fois. Plutôt qu’une grande boule de feu, Maucieux avait l’impression de sentir la présence de centaines de petits astres, dont certains étaient cachés dans le sol, comme il crut le sentir lorsqu’il enleva ses chaussures et plongea le pied nu dans l’herbe menue.
Il fit un bout de chemin dans l’herbe carmin qui lui venait jusqu’à mi-jambe. Il songea qu’il était triste de voir dans son monde à lui les tondeuses à gazon passer sur une herbe haute de quelques centimètres pour le seul plaisir de la couper, alors que les premières fleurs pointent à peine. C’était pour lui un carnage végétal. L’herbe était faite pour pousser, Maucieux en avait la preuve devant lui. Elle avait l’air heureuse, ployant doucement sous la brise qui faisait des vagues rougeoyantes en s’éloignant. Il sourit. Il s’abaissa puis s’allongea pour disparaître tout à fait. Il se trouvait dans un lit de verdure et commençait à oublier notre monde. Ce nouveau dans lequel il se trouvait était tellement agréable qu’il éclipsait l’ancien. À mesure que passait le temps, il devait effacer de plus vieux souvenirs pour pouvoir ne rien oublier de ce qu’il vivait en cet instant.
Il s’endormit certainement puisque quand il rouvrit les yeux le soleil était beaucoup plus bas sur l’horizon et il faisait un peu plus froid. Il se releva et aperçut une vague lumière derrière la colline. Il gagna le sommet et découvrit une ville. Les lumières étaient très faibles et étaient comme de petites lunes. Il descendit vers les premières maisons et à mesure qu’une pleine lune couleur rubis sortait de l’horizon, les petites lunes artificielles s’éteignirent.
Il changea de nom.

Et Beaucieux entra dans la ville.

Voilà ce que deviennent réellement ceux que l’on ne retrouve jamais. Ils disparaissent. Ils découvrent de nouveaux mondes et ne veulent plus revenir dans l’ancien.

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