La porte fermée

Un cri jaillit des tréfonds d’une gorge. Un homme au visage rubicond est face à la porte fermée d’un tram. Il a les sourcils froncés, l’écume aux lèvres et l’œil presque exorbité. Son cri n’en finit pas. C’est un cri de rage mêlé de l’incompréhension la plus profonde. Il lève les bras au ciel qu’un toit cache et les abat sur la porte de toutes ses forces. Il frappe de ses poings. Il se met à battre le plexiglas et tente de faire plier les jointures sous le poids de sa colère. Le tout résiste.
On vient le calmer, s’enquérir de son état, mais il n’entend pas les autres et continue de cogner comme ce sourd qu’il est sur sa cible. Il redouble encore de violence dans une série de percussions nouvelles. Une femme lui touche l’épaule et il est parcouru d’un sursaut terrible qui la fait tressaillir. Il tourne vers elle sa défigure et elle pâlit. Il n’a plus rien d’humain, celui qu’elle essayait d’aider, ce monstre dégoulinant de sueur. On court à l’avant chercher le conducteur mais il est déjà trop tard.
L’homme tombe à genoux devant l’huis et son cri meurt en même temps que lui. Sa mâchoire reste crispée dans le masque de peau qu’il avait fabriqué devant cette porte qui représentait pour lui le summum de l’horreur. Sa tête cogne l’imperturbable porte et il roule dans le maigre escalier qui mène aux parois qu’il a criblé de coups. On presse un bouton rouge et on ouvre les battants en urgence. Son corps glisse au sol, inerte. Il n’est plus qu’un pantin désarticulé et dénué de vie.

C’était un petit fonctionnaire ordinaire. Habillé sobrement, travaillant correctement et pensant normalement, selon ce que lui disait de penser sa télévision et les journaux. Il n’avait jusque-là pas d’histoire et sa vie était d’une telle banalité qu’elle ne méritait même pas l’encre des fichiers administratifs qu’il avait fait gaspiller pour qu’on inscrive ses données.
Depuis toujours, lorsqu’il prenait les transports en commun, il y avait au moins une personne pour appuyer sur le bouton d’arrêt. Il n’avait jamais eu besoin de s’occuper de ce petit bout de plastique essentiel. Il n’avait d’ailleurs jamais fait le rapprochement entre le bouton et l’arrêt de la carlingue. Un défaut d’observation mêlé d’un profond manque d’intérêt. Quand il voulait s’arrêter, il y avait toujours une âme providentielle descendant au même arrêt, un distrait se trompant ou un enfant s’amusant pour mener à l’ouverture des portes. C’était le paradis, pour ce brave homme, gardé par des milliers de Saint Pierre, avec leurs seuls doigts pour clefs.
Cette chance l’avait aujourd’hui abandonné et il avait dépassé son arrêt sans que la machine ne fasse halte comme il le voulait. Il avait mis quelques secondes à comprendre toute l’absurdité de cette situation et, une fois pleinement conscient de ce qui se passait, n’avait pas supporté que son monde s’écroule aussi brusquement. Dans sa tête, on avait enlevé une carte du bas de la pyramide de son être. Tout avait disparu dans le concert que l’on sait. Son cœur, enfin, lâcha, dans un tumulte hormonal, mettant fin à une vie construite sur une insignifiante méprise.

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2 réflexions sur “La porte fermée

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