Je me souviens du temps où j’ai été mort. Monté au ciel. Sans petites ailes ridicules et sans halo pâlichon. Juste avec ma pensée débarrassée de sa vieille carlingue. Je ne sais plus pourquoi mon corps m’avait abandonné, mais, le connaissant, ses raisons devaient être excellentes.
Devant moi, il y avait quelqu’un, ni Dieu ni Satan, ni ange ni démon, ni quoi que ce soit de ce genre-là. Une sorte d’immense miroir concave dont le point focal était l’univers.
– Ainsi donc, voici le Paradis, énonçai-je pour moi-même.
– Ce n’est pas le Paradis, répondit une voix. Il n’existe ni paradis ni enfer. Il n’y a que ceci : le jugement.
– Le Jugement Dernier ?
– Si on veut… Mais nulle trompette ne résonne. Aucun mort ne se relève. En cet instant commun à tous, en ce lieu où tout se retrouve, il n’y a que le dernier jugement.
– Et qui est le juge ?
– Chacun est son propre juge, défait de toute considération matérielle. Plus aucune justification ne compte : seules les conclusions comptent.
À mesure que la voix parlait me revenaient à l’esprit toutes les actions du temps où j’étais vivant. Tout m’apparaissait intact, comme le film de ma vie en version uncut. Certains détails défilaient sous un jour nouveau. Je posais sur la moindre de mes actions un regard neuf. Dans le même temps, j’éprouvais un tiraillement en moi. Alors que je continuais à revoir ma vie passée, mon attention était retenue par d’autres faits, extérieurs aux miens, par d’autres vies que la mienne. Des images différentes de celles de ma vie apparaissaient devant mes yeux, se superposant les unes aux autres.
Tout se déroulait en un même temps. Ma conversation avec l’Autre continuait alors qu’elle était finie et qu’elle n’avait pas encore commencé. À mes premières interrogations venaient s’ajouter, avant, pendant ou après celles-ci, d’autres :
– C’est quoi, ici, alors ? Le Purgatoire ?
– Non, le jugement. Ni l’Enfer, ni le Paradis, ni le Purgatoire. Et tout ça en même temps. C’est le jugement absolu.
– Absolu par rapport à quoi ?
– Absolu par rapport à l’absolu.
Pendant ce temps, d’autres instants passés défilaient devant moi. Je les avais déjà vus et je les voyais pour la première fois. Comme si je m’en souvenais avant qu’ils n’aient eu lieu.
– Je vais revoir toute ma vie ?
– Ta vie et celles des tiens, et celles des gens qui ont partagé ta vie, ne fût-ce qu’un moment.
– Ça va prendre un temps fou !
– Le temps, c’est relatif.
La voix avait raison. Depuis que j’étais arrivé, il n’y avait pas un instant qui s’était passé. En voyant un épisode de mon enfance, j’eus un sentiment désagréable. Non pas de la culpabilité, mais la souffrance de ceux que j’avais fait souffrir. Un léger picotement assez désagréable.
– Ça fait mal.
– C’est la vie. Toutes ces expériences t’ont construit. Même les souffrances des autres. Surtout les souffrances des autres, parce qu’elles n’étaient pas les tiennes. Mais rien n’a été pardonné. Tout doit être vécu à nouveau pour être compris. Tout ce qui a été fait se refait encore et encore jusqu’à ce que se lève la lumière dans la nuit de l’existence. Car telle est la finalité : la compréhension de tout.
– Et les tortionnaires ?
– Ils souffrent énormément.
– Et les fous ?
– Il n’y a pas de fous, dans l’absolu.
Ma vie et celles d’une multitudes d’autres continuaient de défiler. Et la voix continuait de discuter avec moi. Après un moment démesurément long, après le temps d’un battement de ciel, après une éternité qui ne dura qu’un instant, je demandai :
– Et après ?
– Après quoi ?
– Après ça.
– La mort.
– Et après ?
– Plus rien.
Avant cette conclusion et en même temps, je continuais de tout revoir, de tout comprendre. Les bonheurs et les malheurs se succédaient, et ils n’étaient que deux faces d’une même pièce lancée dans la vacuité du néant. Mes souffrances et celles des autres se gravaient en moi. Malgré tout, cette souffrance participait à l’harmonie de mon être.
– Est-ce que j’ai eu une vie heureuse ?
– Tu as eu une vie.
La réponse venait avant la question, mais la question s’énonçait pendant qu’il me répondait. Cet échange s’insérait au début, au milieu et à la fin de notre conversation, qui avait à peine commencé et qui en même temps était déjà finie.
Je percevais de nouvelles choses, nettes comme les bords d’un brouillard. Elles n’étaient pas vraiment nouvelles mais je les percevais pour la première fois. Les souvenirs de mes parents et de leurs parents, et ainsi de suite jusqu’au bout de la chaîne. Mon regard englobait tout le vivant dans un effort de réflexion. Je projetais ces vies hors de moi et en même temps, j’essayais de les faire converger à l’intérieur de mon être, en mon point focal. Pour y parvenir, je devais organiser toute la vie en moi.
– Quand suis-je mort ?
– Tu n’es pas mort. Tu es en train de vivre ta toute dernière seconde. C’est en elle que se concentre ce temps infini dans lequel dorment tous les instants passés et futurs, en elle que tout converge.
– Pourquoi ?
– Pour donner un sens à la vie.
Je réfléchis à cette réponse et l’insérai dans le grand tout que j’étais. Et tous les morceaux de cette merveilleuse construction s’imbriquaient les uns dans les autres. Tout était moi et je devenais tout. Je n’étais plus qu’un point dans le néant, face à ce grand miroir-univers.
– Et après ?
– Plus rien.
Un texte déroutant. Continue dans cette voie. C’est très Poe (ses contes philosophiques et platoniciens). Mais il y a sûrement d’autres points de repaire que je ne connais pas. Mais il y a surtout toi-même et ta personnalité…
Je suis tombée par hasard sur vos histoires, je trouve vos phrases magnifiques, j’espère pouvoir en lire d’autres…