Retraite OKLM #28

Point intéressant concernant cette perception du temps dont je parlais hier : il y a du décalage dans ma chronologie. Malgré les sauts que je lui ai fait faire cette semaine, il manque un jour qui s’est dissout dans une nuit trop longue ou un jour trop court.

Je me replonge quelque peu dans des distractions, tout en ayant bien conscience de ce qu’elles sont. Elles n’existent que pour oublier un instant ma colère. Il est vrai que j’avais dit que je la gardais dans un coin de ma tête. Mais il faut que je la confine, elle aussi, sans quoi elle risquerait de me brûler également. Pour l’instant, je ne peux plus supporter que les flammes me dévorent. Il me faut des braises couvantes, des incendies sous-terrains, des soleils sous la cendre.
Je range donc ma colère dans une boite, posée en évidence sur internet. Il m’est impossible de dresser une liste de tout ce qui alimente ma rage. Néanmoins, qu’il me soit permis de dresser un tableau à gros coups de pinceaux.
Je suis en colère que des gens hésitent très sincèrement à choisir entre « sauver l’économie ou sauver des vies ». Je suis en colère de voir que malgré la situation dramatique, la logique capitaliste continue de s’appliquer dans toute sa violence. Je suis en colère de voir que l’on utilise jusqu’à la corde des hommes et des femmes afin d’assurer le confort d’une « élite » autoproclamée. Je suis en colère d’être confiné malgré que j’habite dans l’un des pays les plus riches du monde. Je suis en colère de devoir mettre ma vie entre parenthèses, de ne plus voir mes proches, de ne plus pouvoir sortir sans ressentir de la peur ou de la culpabilité, parce qu’on m’a dit que je pourrais être responsable de la mort d’inconnus. Je suis en colère d’être privé de ma liberté, comme un prisonnier, pour un crime que je n’ai pas commis. Je suis en colère d’être enfermé à cause de l’égoïsme et de l’individualisme d’une poignée de décisionnaires politiques. Je suis en colère de voir certains responsables poursuivre connement leur entreprise de démolition au niveau européen. Je suis en colère de voir l’arrogance de nos élus qui pensent être au-dessus de ceux qui les ont choisis mais qui n’admettent pas qu’ils sont faillibles. Je suis en colère contre l’absurdité du monde. Je suis en colère contre la logique capitaliste, qui continue de produire des barils de pétrole parce que ça coûterait trop cher d’arrêter. Je suis en colère contre la logique sans âme de cette société qui profite de la faiblesse des gens pour lui arracher encore un peu plus d’argent. Je suis en colère contre cette logique mortifère qui déshumanise l’être humain. Je suis en colère contre ces gens qui capitalisent sur la misère humaine pour faire des bénéfices.

La liste est incomplète. D’autres raisons me viendront peut-être à l’esprit plus tard. Il faudra que je les note aussi. En attendant, maintenant que celles-ci sont posées, je vais peut-être pouvoir laisser la colère retomber un peu. Mais je sais qu’elles n’auront besoin que d’un souffle pour repartir.

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Retraite OKLM #26

La pleine lune a été pour moi l’occasion de m’échapper. Dans la nuit de mardi à mercredi, je suis parti à vélo dans les rues désertes de Bruxelles, je suis parti. Roulant à vélo, je n’ai croisé personne, si ce n’est quelques patrouilles de police et des travailleurs matinaux dans des transports en commun.

Bertrand Piccard le dit : « Il faut vivre dans l’instant présent. Il faut se connecter à soi-même, sur sa sensation d’exister dans son corps, dans la sensation du moment présent, dans ce qu’on fait, dans ce qu’on pense, dans ce qu’on dit aux autres, dans ce que les autres nous disent. Et ce qui est assez spectaculaire quand on arrive à faire ça, c’est que le temps ne compte plus. » Il y a de ça dans la contemplation béate de la lune, à travers mes jumelles. Ce monde lointain et vide m’a permis de m’arracher à la gravité de la situation. Assis dans une des rues du campus de l’Université Libre de Bruxelles, vidée de son animation coutumière, j’ai pu m’évader.

Je profite également du beau temps ainsi que de la chance d’avoir une terrasse pour planter la tente. À force d’être tout le temps coincé entre quatre murs, j’en viens à ressentir une certaine forme de claustrophobie. Entendre les sons de la nuit est une expérience nouvelle en pleine ville. Pourtant, ces sons servent de points d’appui à une pensée qui sans cela risquerait de partir à la dérive.

En attendant, je fais comme tout prisonnier : je garde ma colère bien à l’abri dans un coin de ma tête. Quand nous pourrons sortir enfin, je trouverai bien un moyen d’en faire un outil apte à faire changer le monde.

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Retraite OKLM #24

Les jours se ressemblent et se fondent dans un amalgame indistinct. Les semaines passées durant ce confinement finissent par former une masse étrange dans laquelle le temps se dissout mollement. Pourtant, nous observons ces changements graduels qui marquent le passage d’une saison à l’autre. Nous ressentons les températures monter petit à petit. Nous voyons la reverdie partout autour de nous. Nous entendons le chant perpétuel des oiseaux qui a remplacé le bruit incessant du trafic automobile.
Et pourtant, le temps s’écoule lentement. De report en report, le confinement semble durer depuis toujours et s’étendre à l’infini dans une sorte de mélasse absurde. On voudrait s’échapper, mais même la littérature ne permet pas de s’extraire de cette angoisse permanente qui vient battre à nos oreilles. Partout, le monde tourne au ralenti. Et nous, nous avons l’impression que le temps s’est arrêté.
Les jours se ressemblent. Ils perdent leur nom. Seul aujourd’hui compte. C’est ce temps qui n’est pas encore demain mais qui n’est déjà plus hier. Si au moins les lumières s’éteignaient dans nos villes tentaculaires, peut-être au moins pourrions-nous fondre cet ennui dans la nuit. Si seulement nous croyions encore à des divinités, peut-être pourrions-nous les prier pour donner un sens à nos journées. Malheureusement, les dernières idoles qu’il nous restaient se murent dans leur silence, ne nous laissant que des murs à regarder.
Lorsque nous sortirons de tout cela, nous ferons de chaque être humain un dieu perdu au milieu de l’immensité absurde de l’univers. Et nous contemplerons l’étendue des dégâts, à l’époque où nous tuions tout : les humains et le monde dans lequel ils vivaient.

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Retraite OKLM #23

Une balade dans la ville qui, toute confinée qu’elle soit, laisse le soleil printanier la réchauffer. Pour la première fois, nous avons véritablement le temps de voir la vie palpiter, jour après jour. Ces branches qui avaient l’air mortes la semaine passée commencent à se couvrir de feuilles tendres et de fleurs. Dans les rues désertées par le trafic automobile, les voisins discutent à distance, prenant des nouvelles, ou se découvrant, tout simplement. Pendant un instant, on goûte le présent comme une liqueur.

Cela ne nous empêche pas de nous souvenir que nous sommes dans l’œil du cyclone et que les mois qui suivront seront plein de changements et de lutte. Le gazouillis des oiseaux ne couvre malheureusement pas les tremblements du vieux monde qui essaie de grappiller quelques instants de sursis. La nature qui renait doit porter un message d’espoir, mais aussi nous rappeler que c’est tout ce que la société productiviste veut détruire.

À nouveau, la Bête a chancelé. Nous ne ferons pas la même erreur qu’en 2008 et nous devrons en profiter pour la blesser du mieux que nous pourrons. Profitons des nouvelles ardeurs du printemps pour alimenter le feu qui est en nous, qui servira à consumer la société de consommation.

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Retraite OKLM #21

Cette journée passe sous le sceau du stress.

Suite à mes interventions sur la grève des loyers, il est plus que probable que je me retrouve demain matin sur un plateau de télévision pour faire valoir mon point de vue, face à un président d’un syndicat de propriétaires. J’ai enseigné à mes élèves il y a un moment déjà ce que doit être un débat. Je sais que ce n’en sera pas un. Il n’y aura pas d’échanges d’idée, demain. Je dois me saisir de ce moment qui m’est donné pour transformer l’espace en tribune.

Il y a une semaine encore, je me demandais comment je pourrais faire pour changer le monde. Hier encore, je considérais que la simple écriture était déjà suffisamment révolutionnaire. Et voilà qu’aujourd’hui, je me rends compte qu’il est possible de diffuser au pays entier un message concernant cette société mortifère. Je sens comme un poids sur ma poitrine et pourtant je suis certain de n’être pas touché par ce virus.

Il nous revient de mettre en place une « propagande par le fait », comme le disait Louise Michel : faisons tout notre possible pour déjà agir comme si nous étions dans ce monde de demain que nous rêvons. Montrons la voie et surtout, rendons nos actions publiques. Ne pas se taire sera déjà un premier acte de résistance. Bien sûr, il nous faudrait faire des compromis. Tant que nous vivrons dans ce système, nous sommes complices malgré nous. Mais qu’importe : cela ne fera que rendre notre colère plus grande.

Tu sais, j’ai encore en tête les mots de Pablo Iglesias, le chef de file de Podemos, en 2016 : « César Rendueles, un mec très intelligent, dit que la plupart des gens sont contre le capitalisme, mais ne le savent pas. La plupart des gens sont féministes et n’ont pas lu Judith Butler ni Simone de Beauvoir. Il y a plus de potentiel de transformation sociale chez un papa qui fait la vaisselle ou qui joue avec sa fille, ou chez un grand-père qui explique à son petit-fils qu’il faut partager les jouets, que dans tous les drapeaux rouges que vous pouvez apporter à une manif. Et si nous ne parvenons pas à comprendre que toutes ces choses peuvent servir de trait d’union, l’ennemi continuera à se moquer de nous. »

Nos actions doivent parler pour nous. Mais nous devrons aussi parler de nos actions. Jusqu’à présent, j’ai survécu à la société capitaliste. Je pensais que c’était suffisant pour lutter. Mais peut-être est-il temps de vivre une société post-capitaliste, même si je sais déjà que ce ne sera pas facile.

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Retraite OKLM #20

De la réflexion à l’action, le pas peut être difficile.

 

Hier, j’ai publié sur mon site une longue réflexion portant sur la grève des loyers, et plus largement sur le droit au logement et la propriété lucrative. J’en ai également profité pour envoyer un mail à mon propriétaire, l’informant de ma situation financière, afin de conformer mes actes à ma parole. La rédaction du courriel n’avait pas pris beaucoup de temps, mais j’ai tout de même hésité une demi-journée avant de l’envoyer.
Se retrouver dans une situation où l’on demande l’aumône à quelqu’un, c’est se retrouver immédiatement dans une position désagréable. Je me rappelle ainsi que je dépends de la bonne volonté de quelqu’un pour disposer de quatre murs entre lesquels me réfugier. Jamais agréable.

Quoi qu’il en soit, j’ai fini par passer par-dessus ces messages intériorisés issus d’une société en déliquescence et j’ai appuyé sur la touche « envoyer ». La réponse est venue plus tard et a apporté une bonne nouvelle : mon propriétaire accepte mes revendications. C’est pour moi, une première victoire.

 

Mais au-delà de cela, un podcast que mon frère m’a partagé me permet d’intégrer quelque chose dont j’avais déjà l’intuition : « Pour ceux d’entre nous qui ne peuvent pas monter au front — et ce sera la plupart d’entre nous — notre travail consistera à créer une culture qui encouragera et promouvra une organisation politique, et une résistance tenace. » Elle fait écho à toute une série de phrase qui résonnent constamment en moi, chaque jour avec plus d’intensité. Si j’avais des poutres apparentes dans ma mansardes, j’en ferais des sentences. Que ce soit les mots d’Arthur dans la série Kaamelott : « J’ai raté, mais je veux pas qu’on dise que j’ai rien foutu, parce que c’est pas vrai. » Ou Amanda Fucking Palmer et quelques mots jetés à son public : « It doesn’t matter if it’s good. It just matters that I made something. » (« L’important n’est pas que ce soit bon. L’important est simplement que j’ai fait quelque chose. »)

 

Plus le temps passe, plus ce confinement devient un jeûne de capitalisme. Il faut espérer que lorsque nous sortirons, nous serons suffisamment nombreux à en être sevrés. À ce moment-là, nous sortirons dans la rue, pour la prendre et ne jamais la rendre, sous aucun prétexte.

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Retraite OKLM #18

Hier, je suis sorti de ma bulle. Qu’on ne se méprenne pas : je suis resté confiné comme tous les jours depuis 18 jours déjà. Malgré tout, j’ai eu l’occasion de prendre l’air (et surtout la température) d’environnements qui m’étaient inconnus.
Plein de naïveté et de candeurs, j’ai eu envie de parler des grèves des loyers qui s’organisent beaucoup aux États-Unis d’Amérique et un peu en France. Le principe est que face aux problèmes financiers d’une partie de la population en situation précaire, il faut agir. Dans de nombreux pays, les banques ont fait savoir qu’elles gèleraient les remboursements de prêts pour les entreprises. Mais jusqu’à présent, rien n’est prévu pour les particuliers mis en difficulté financière par le confinement. Apparemment, il s’agit de régler ces problèmes au cas par cas. Le problème, on le sait, est qu’un individu ne peut rien face à une entreprise, à moins de se rassembler et de faire bloc. D’où l’idée d’une grève des loyers.
Je trouvais la démarche pertinente, surtout après avoir parcouru rapidement un thread sur la propriété immobilière lucrative, que je ne retrouve malheureusement pas pour l’heure. J’ai choisi pour cela un groupe Facebook d’entraide en temps de coronavirus, comptant quelques milliers de membres. Après un léger temps d’attente, les administrateurs du groupe on validé mon sujet. Et là, sans le savoir, je suis entré dans l’arène. De toute évidence, je n’étais pas préparé à la virulence des réactions.
Je reviendrai plus tard sur mes conclusions au sujet de la grève des loyers, mais j’avais surtout envie d’analyser quelque peu ce que j’ai pu vivre hier.
Les trois premiers messages étaient des insultes. Ils ont vite été supprimés par les administrateurs du groupe. Par la suite, j’ai fait face à un feu nourri de réactions pour la plupart violentes à l’idée que l’on puisse agir de la sorte. La plupart des intervenants pensaient surtout à une connaissance qui est pensionnée, retraitée, isolée ou autre et pour qui ce loyer qui tombe tous les mois est nécessaire à la survie. C’est oublier qu’à Bruxelles, si 50 % des propriétaires ne le sont que pour un seul logement, un peu moins de 20 % des propriétaires possèdent 50 % des logements de la ville. Après quelques fouilles, j’ai trouvé la source : un travail de Julie Charles de 2007 pour l’Institut d’encouragement de la Recherche Scientifique et de l’Innovation de Bruxelles.
Mais bref, je réserve ça pour un autre article, sans doute un peu plus complet sur la grève des loyers et une approche sans doute un brin anticapitaliste, désolé.
Bref, au final, j’aurai eu plus d’une soixantaine de commentaires à ma discussion, en deux heures. Des réactions souvent véhémentes, pour tout dire, avec beaucoup d’injonctions et de violences. Et même si cette violence a parfois été dure à gérer, j’ai tenté un maximum de répondre à toutes les interventions pertinentes. Ce fut une sorte de shitstorm, mais qui m’a permis finalement de réfléchir sur le sujet, comme si je l’avais transformé en un gigantesque brainstorming.
Ce qui m’a frappé, c’est que tant de personnes se reposent sur leur expérience toute personnelle pour se faire un avis sur le monde. Si je voulais faire une grève des loyers, c’était pour m’en prendre à des gens qu’ils connaissaient et qui avaient besoin de cet argent pour payer leur nourriture. Si je voulais faire cette grève, c’était pour voler mon propriétaire sous couvert de solidarité. Si je voulais faire cette grève, c’est parce que j’étais un salaud, un être immoral, etc. Ce sont, je suppose, les images que ceux qui m’ont répondu avaient en tête. Est-ce que mes réponses ont pu les faire réfléchir sur la façon dont ils construisaient leur raisonnement ? Je n’en sais rien. Et peut-être qu’au fond, c’est moi qui me trompe.

Pour le reste, la vie va. Elle va toujours aussi lentement, comme si les rayons du soleil de printemps n’arrivaient pas à réchauffer la vie dans nos rues engourdies par l’absence de mouvement. Pourtant, je sens bien qu’il y a quelque chose de chaud qui gronde quelque part. Ce grondement, je l’entends quand le silence se fait autour de moi.
Donnez-lui une occasion de sortir et vous verrez le geyser que nous en ferons.

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