Tempus fugit

On nous a annoncé le retour du temps.
Cela veut dire que, ce soir, le monde va reprendre sa respiration, après un long moment d’arrêt. Le soleil s’est levé et couché de nombreuses fois sans qu’aucune nouvelle ne nous parvienne. Mais c’est pour très bientôt, dit-on. Sans que personne ne l’ait annoncé, la rumeur court sur tous les continents, à la vitesse du son. C’est comme si le temps s’annonçait de lui-même.Il faut dire que, dans les villes comme dans les campagnes, tout le monde attend. Partout sur Terre, plus personne ne travaille, ou presque. Les commerces sont fermés. Les industries sont au point mort. Les administrations ne fonctionnent plus. Seuls les services d’urgence répondent encore à l’appel. Et encore. Dans les rues, on entend parfois une ambulance partir en trombe. Mais la plupart du temps, rien. Les gens restent chez eux, se nourrissant de conserves et autres aliments achetés dans les derniers jours de l’ancien temps. Tout le monde sentait bien que les derniers instants approchaient. Les derniers battements sonnaient étrangement, comme annonçant leur propre fin.
Je me l’imaginais alors vieux et fatigué, couverts de rides. Immobile, dans son lit, en train de regarder la télévision, en train de regarder par la fenêtre dehors, le monde extérieur, il ne bougeait plus ou presque. Il vivait en regardant les autres vivre. Il regardait surement passer le temps, un autre que lui. Pour lui, les journées devaient s’étirer sans fin, se ressemblant chacune les unes les autres. D’ailleurs, nos journées aussi se faisaient trop longues. Comme si un poids nous ralentissait dans nos actions.
Quand je suis né, le temps était déjà bien avancé. Il est plus vieux que mes parents, de ce que j’ai compris. Pas étonnant que je ne m’y sois jamais identifié. C’était un temps dans lequel je ne me reconnaissais pas, comme s’il appartenait à quelqu’un d’autre. Il allait sur un rythme que j’avais appris à suivre mais auquel j’aurais voulu échapper. Un autre temps auquel je n’appartenais pas. Auquel je n’appartiendrais jamais. Je me sentais alors étranger à la vie de l’époque. Comme rejeté hors du temps.
Il est mort, maintenant, ce temps-là. Je ne le reconnais plus, il fait partie du passé. Tandis que j’attends l’avènement du temps nouveau, je songe à toute cette vie révolue. Les bonheurs et les malheurs. Les jours et les nuits, innombrables, qui se sont succédées. La vie qui s’est égrenée bon temps mal temps. Tout ça selon le rythme d’un cœur, enregistré et diffusé partout dans le monde, anonyme et pourtant connu de tous. Aujourd’hui, ayant cessé de battre.

Je me rends compte que j’ai les yeux perdus dans le vague. Je me réveille et cligne avant de concentrer mon regard sur le feu qui commence doucement à s’éteindre dans l’âtre. Je me redresse à moitié dans le fauteuil, comme si j’attendais quelque chose sans trop savoir quoi.
Enfin, dans les baffles du salon résonnent la première seconde. Elle est tellement belle, cette seconde. Déjà passée sans que je m’en rende compte. Je crois l’avoir perdue, mais c’est encore elle qui retentit après elle-même. Ensemble, elles forment les premiers battements. Ils vont vite. J’ai de la peine à les suivre, difficile à les compter. Mais au bout d’un instant, j’arrête de m’y intéresser. Ce battement, c’est la vie qui bat.
Déjà, le temps file à toute vitesse et il faut se dépêcher. La journée sera courte aujourd’hui. Les prochaines le seront aussi, certainement. Je sors de ma torpeur et pose un pied dehors. Le soleil est bas sur l’horizon, mais il fait bon, dans la chaleur d’une fin de printemps. Je respire pour la première fois, comme si c’était moi qui venait de naitre à la vie.
Autour de moi, les voisins sont sortis aussi. Je les regarde. Ils sourient, sans doute autant que, moi, je souris. Le battement est partout, omniprésent. Il est à l’intérieur de la maison que je quitte, mais aussi dans les rues, et surtout en moi. Pas besoin de l’entendre pour le sentir au bout de mes doigts.
Au loin, j’entends les premiers feux d’artifice qui éclatent dans l’air. Ce nouveau temps à quelque chose de magnifique que je n’ai jamais connu. Autour de moi, la ville se réveille elle aussi. De plus en plus de pétards commencent à jouer un air de musique discordant et harmonieux à la fois. Le brouhaha des discussions enfle comme une vapeur que l’on aurait comprimée trop longtemps.
C’est un monde nouveau que je découvre, avec les premières minutes. La saveur de l’air est particulièrement douce. Elle m’enivre tandis que je marche pour la première fois dans ses rues renouvelées.
Il va falloir faire vite. Le temps commence seulement à s’écouler, mais il file. Il va vite. Il s’agit de ne pas en perdre un instant. Pour l’avoir vu mourir, je sais qu’il est trop précieux. Après tout, chaque seconde qui passe ne reviendra pas. Mais que ça ne nous empêche de vivre chacune d’entre elle comme s’il s’agissait de la seule, comme si elle ne devait jamais être suivie d’aucune autre. Comme si chaque battement de cœur devait durer toute une vie.
Ce soir, je n’ai pas sommeil. Je dormirai plus tard, quand je me sentirai plus vieux.

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