Troisième jour loin des affres du négoce.
Je goûte à l’oisiveté comme si c’était mon état de nature. Comment imaginer que je sois fait pour autre chose que lire, rire, boire, manger, aimer, jouer ou jouir ? En fait, depuis septante-deux heures que je suis enfermé dans mon otium, je me sens plus libre que jamais. Je crois que je pourrais m’habituer à cette idée. Je pense même qu’il faudra que je m’accroche à cette idée : la cage se trouve à l’extérieur. Elle se trouve dans la publicité, dans les incitations à consommer, à participer à tout un système qui n’a pour vocation que l’oppression et la domination.
Et la meilleure façon de s’en échapper à tire-d’aile, c’est encore de tout rejeter. De s’enrouler dans nos couettes et nous pelotonner. Réduire nos contacts avec l’extérieur à l’essentiel. Ne plus prendre l’avion, ne plus consommer pour apaiser nos angoisses, ne plus aller au restaurant, ne plus prendre de bains de foule. On le fait pour les plus fragiles d’entre nous, par solidarité. Que ceux qui peuvent se priver le fassent, afin que ceux qui ne le peuvent pas n’aient pas à le faire. Cette pandémie nous aura appris ce qu’est la simplicité volontaire, au moins.
Malgré tout, il nous faut rester vigilants. En Belgique comme ailleurs, l’état d’urgence est déclaré. Parce que nous renonçons à certaines libertés afin de garantir celle de nos pairs, voilà que nos dirigeants s’arrogent des pouvoirs supplémentaires (comme s’ils en manquaient). Et voilà également que des nuages noirs se dessinent au loin. À l’insouciance de ces jours libres vient désormais s’ajouter la crainte que ceux qui ont pris le pouvoir pour le soin de tous décident de le garder pour le bien de quelques-uns.
Ils sortent déjà leurs refrains qu’on leur connaît. « Parce que nous sommes en guerre, toute l’action du gouvernement et du Parlement doit être désormais tournée vers le combat contre l’épidémie. » Si c’est une guerre, Manu, je te préviens qu’il y a de grandes chances qu’on s’en aille déserter. Tu peux ranger ton vocabulaire guerrier, il est daté. Ta métaphore est foirée : on ne va tuer personne ; on va sauver des vies. Tout internet l’a compris : nos grand-parents ont pris les armes il y a quatre-vingts ans ; nous, on se réfugie sous nos couettes. Il n’y a que toi qui restes coincé dans ton imaginaire militaire d’un autre temps.
D’ailleurs, en parlant d’un autre temps, tu savais qu’il y a trois-cents ans, à Marseille, des négociants avaient laissé la peste entrer dans les murs de la ville, au nom du profit. Il y avait de la soie et d’autres tissus précieux. Et dedans, des puces porteuses de la maladie. Toutes les sécurités qui auraient pu empêcher ce drame d’arriver ont été contournées et le pire s’est produit : la maladie a tué des dizaines de milliers de personnes en quelques mois. Juste pour le profit à court terme de quelques-uns. Tu me dis si ça te parle. Et tu pourras peut-être tracer un parallèle entre cette histoire et ce que tu fais avec tes amis depuis un moment déjà.
Et puisqu’on parle de peste, je me permets de parler de Camus que beaucoup ont cité ces jours-ci. La Peste : le récit de la résistance héroïque d’une population face à une menace sourde et omniprésente. On pourrait en faire une relecture moderne, aujourd’hui. Et on remarquera que celles et ceux qui se dressent aujourd’hui contre cette peste matérielle qu’est le coronavirus sont aussi celles et ceux qui en temps normal luttent contre la peste symbolique qu’est le néolibéralisme. Le tout en autogestion, bien sûr.
On peut espérer qu’en se serrant les coudes, en s’aidant les uns les autres, on sauvera des vies et on apprendra à vivre sans ces idéologies mortifères. Et avec l’exemple de notre victoire contre le virus couronné, qu’est-ce qui nous empêcherait de faire tomber des rois autoproclamés ?