Retraite OKLM #4
Retraite OKLM #3
Troisième jour loin des affres du négoce.
Je goûte à l’oisiveté comme si c’était mon état de nature. Comment imaginer que je sois fait pour autre chose que lire, rire, boire, manger, aimer, jouer ou jouir ? En fait, depuis septante-deux heures que je suis enfermé dans mon otium, je me sens plus libre que jamais. Je crois que je pourrais m’habituer à cette idée. Je pense même qu’il faudra que je m’accroche à cette idée : la cage se trouve à l’extérieur. Elle se trouve dans la publicité, dans les incitations à consommer, à participer à tout un système qui n’a pour vocation que l’oppression et la domination.
Et la meilleure façon de s’en échapper à tire-d’aile, c’est encore de tout rejeter. De s’enrouler dans nos couettes et nous pelotonner. Réduire nos contacts avec l’extérieur à l’essentiel. Ne plus prendre l’avion, ne plus consommer pour apaiser nos angoisses, ne plus aller au restaurant, ne plus prendre de bains de foule. On le fait pour les plus fragiles d’entre nous, par solidarité. Que ceux qui peuvent se priver le fassent, afin que ceux qui ne le peuvent pas n’aient pas à le faire. Cette pandémie nous aura appris ce qu’est la simplicité volontaire, au moins.
Malgré tout, il nous faut rester vigilants. En Belgique comme ailleurs, l’état d’urgence est déclaré. Parce que nous renonçons à certaines libertés afin de garantir celle de nos pairs, voilà que nos dirigeants s’arrogent des pouvoirs supplémentaires (comme s’ils en manquaient). Et voilà également que des nuages noirs se dessinent au loin. À l’insouciance de ces jours libres vient désormais s’ajouter la crainte que ceux qui ont pris le pouvoir pour le soin de tous décident de le garder pour le bien de quelques-uns.
Ils sortent déjà leurs refrains qu’on leur connaît. « Parce que nous sommes en guerre, toute l’action du gouvernement et du Parlement doit être désormais tournée vers le combat contre l’épidémie. » Si c’est une guerre, Manu, je te préviens qu’il y a de grandes chances qu’on s’en aille déserter. Tu peux ranger ton vocabulaire guerrier, il est daté. Ta métaphore est foirée : on ne va tuer personne ; on va sauver des vies. Tout internet l’a compris : nos grand-parents ont pris les armes il y a quatre-vingts ans ; nous, on se réfugie sous nos couettes. Il n’y a que toi qui restes coincé dans ton imaginaire militaire d’un autre temps.
D’ailleurs, en parlant d’un autre temps, tu savais qu’il y a trois-cents ans, à Marseille, des négociants avaient laissé la peste entrer dans les murs de la ville, au nom du profit. Il y avait de la soie et d’autres tissus précieux. Et dedans, des puces porteuses de la maladie. Toutes les sécurités qui auraient pu empêcher ce drame d’arriver ont été contournées et le pire s’est produit : la maladie a tué des dizaines de milliers de personnes en quelques mois. Juste pour le profit à court terme de quelques-uns. Tu me dis si ça te parle. Et tu pourras peut-être tracer un parallèle entre cette histoire et ce que tu fais avec tes amis depuis un moment déjà.
Et puisqu’on parle de peste, je me permets de parler de Camus que beaucoup ont cité ces jours-ci. La Peste : le récit de la résistance héroïque d’une population face à une menace sourde et omniprésente. On pourrait en faire une relecture moderne, aujourd’hui. Et on remarquera que celles et ceux qui se dressent aujourd’hui contre cette peste matérielle qu’est le coronavirus sont aussi celles et ceux qui en temps normal luttent contre la peste symbolique qu’est le néolibéralisme. Le tout en autogestion, bien sûr.
On peut espérer qu’en se serrant les coudes, en s’aidant les uns les autres, on sauvera des vies et on apprendra à vivre sans ces idéologies mortifères. Et avec l’exemple de notre victoire contre le virus couronné, qu’est-ce qui nous empêcherait de faire tomber des rois autoproclamés ?
Retraite OKLM #2
Le dimanche est passé en plusieurs à-coups. Quelques cahots m’ont fait traverser la journée, sans qu’il ne se passe rien qui vaille vraiment la peine d’être raconté. Je suis resté emmuré tout le long du jour, me gavant de fictions. Par moment, j’ai passé la tête à travers la fenêtre de mon ordinateur pour voir comment allait le monde. En Belgique comme en France, le monde politique ne semble pas encore avoir pris la mesure de la situation que nous nous apprêtons à vivre pendant les prochaines semaines. Les pratiques politiciennes, stratégiques et marketing sont toujours d’actualité. Il est plus que probable que, lorsque cette société se sera écroulée depuis longtemps, nos représentants politiques soient les derniers mis au courant du nouveau monde qui aura été construit sans eux.
En attendant, je vois aussi des actes de solidarité s’organiser un peu partout. Je vois qu’il y a de la bonté dans l’humain. Sans que personne n’ait à hurler des ordres, des hommes et des femmes de tous horizons se regroupent pour apporter leur aide à ceux qui en ont besoin. Cela me remplit de joie.
Et cela me fait oublier qu’il y a aussi des gens qui cèdent à la panique. Mais après tout, que leur a-t-on appris d’autre, comme moyens de réagit à de pareilles circonstances ? La société n’a cessé d’infantiliser ses citoyens et citoyennes. Il n’est dès lors pas étonnant que certains réagissent en enfants lorsque les événements paraissent hors de contrôle. Ils ont des comportements absurdes, risibles. Mais c’est la peur qui les guide. Je ne doute pas un instant que cela ne durera pas. L’égoïsme et l’individualisme laissera place d’ici peu à l’entraide.
Je verrai demain si je peux être utile autrement qu’en écrivant quelques mots pour dire ma solitude habillée de réflexions et de douceur. Pour l’instant, l’ennui ne me nuit pas. Mais j’imagine que pour d’autres, cela doit être un poison. J’espère que je pourrai, d’une façon ou d’une autre, atténuer l’amertume de leur condition.
Retraite OKLM #1
Le réveil n’a pas sonné ce matin. Le chat s’est chargé de cette mission, appuyé en cette tâche par le sans-abri qui avait trouvé refuge dans le hall de notre immeuble et qui venait rendre les couvertures que nous lui avions prêté la veille. Ainsi commence le premier jour de ce pseudo-confinement déclaré à travers tout le pays, bizarrement. On n’a pas interdit à la population de sortir, mais on lui a ôté toutes les raisons possibles de le faire. Et cela dans un but louable : protéger les personnes les plus à risque de cette pandémie qui sévit.
Je ne contesterai pas la décision. Elle est louable. Me voici donc cloîtré. Ma demeure se mue en monastère. Je n’y fais pas pénitence, loin de là, mais je me tiens prêt à méditer sur ma condition. Ce ne sera pas une ascèse : ma retraite sera joyeuse. Au moins, je n’aurai pas à attendre soixante-sept ans pour croquer dans ce fruit succulent.
Hier, j’ai fait des réserves de fiction. Les lectures seront nombreuses. Quant à la nourriture, heureusement, elle ne manquera pas de sitôt : les denrées continueront encore longtemps d’affluer dans ce pays de cocagne qui importe ses produits de partout dans le monde, quelle que soit la menace. Dès lors, quel est mon souci ? Il n’y en a aucun, puisqu’on me demande de me claquemurer, d’éviter tout contact avec mes semblables et de disparaître du monde pour au moins trois semaines.
Malgré les frimas, voici donc venir le temps de la chaume. Le chômage est technique de survie en cette période étrange de fin du monde. Les anciens se reposaient pendant les grandes chaleurs, nous avons aujourd’hui la chance de générer notre propre chaleur dans nos appartements radiatorés. Dans ma bulle de calme, le temps s’écoule mollement. La journée s’égraine en secondes qui s’éternisent, tandis que passe ce premier jour d’une liberté retrouvée. Ce soir, le repas a tourné autour de réflexions sur le cinéma. Les discussions suivaient un fil décousu, comme si aucune contrainte de temps ne nous forçait à produire des résultats.
Être payé pour rester chez soi, à lire, boire, manger, discuter, rire – bref, vivre ! –, n’est-ce pas là ce dont ont rêvé nos ancêtres ? Il aura fallu une peste mondiale pour que cela se réalise enfin, même pour un court instant. Pendant quelques semaines, nos jours auront un goût de paradis retrouvé.
Et, afin de ne rien en oublier, je compte bien en faire une chronique, au calme.
Collapsologie et nouveaux récits
Dans un article récent, Ploum parlait d’écologie, une fois n’est pas coutume. Il dénonçait dans ce billet l’écologie « hystérique » (terme à mon sens malheureux, mais soit) qui est devenue à la mode ces derniers mois, que ce soit à travers la collapsologie ou plus simplement les discours alarmistes de Greta Thunberg et consorts. Nous serions en train de créer une génération de « névrosés », selon Ploum.
La vraie question devrait être, à mon sens : d’où nous viennent ces névroses ? Et surtout, est-ce que cet état d’esprit nous empêche réellement d’agir ?
Entremondes
Nous vivons dans un monde fait de portes entre des milliards d’univers. Lorsque nous partons travailler le matin, nous passons un seuil pour aller dans cet entremonde qu’est la rue et qui est également un univers en soi. Quand nous passons les portes vitrées du bâtiment où se trouvent nos bureaux, nous entrons dans un nouvel univers, aux règles différentes et étranges. Et aussitôt, en voyageurs habitués, nous nous adaptons à ce nouvel univers et ses lois.
Mais cela, vous le savez déjà. Vous êtes tous et toutes des voyageuses aguerries.
Si je vous rappelle cela, c’est parce que dimanche, j’ai pris le métro. Expérience banale s’il en est. Et pourtant, le métro est aussi un entremonde qui est un monde. Sortir d’une rame de métro, c’est passer un seuil. Et comme le métro se déplace, les passages sont parfois plus difficiles que dans d’autres circonstances. C’était le cas dimanche.
La rame dans laquelle je me trouvais était quasiment vide. Je discutais avec une amie d’événements récents dans nos vies respectives. Une conversation anodine sur des sujets importants. Il faisait calme, dans notre bulle de voix basses et de mots chuchotés. Mon arrêt arriva. Je pris congé de mon amie et passai les portes grinçantes et stridantes de la rame. Je lançai un aurevoir muet à l’amie qui s’en repartit en sa demeure.
Reprenant ma route, je tournai la tête et passai le seuil. Brutalement. Au pied de l’escalator, il y avait une flaque d’un liquide rouge sombre, épais et sale. Je ne sais pas si c’était du sang. Je n’en ai jamais vu de telle quantité au sol (privilège d’un homme qui a grandi à l’écart des guerres et des violences). Peut-être n’en était-ce pas. La vision était étrange et déroutante. Je fis un grand pas pour enjamber la flaque et me laissai porter par l’escalier roulant.
Devant moi, une femme blonde et mince, habillée légèrement comme le permet la température de ces jours-ci offrait un contraste électrisant, entre le froid glaçant de la vision précédente et la chaleur d’un short un peu court sur un corps gracieux. Je la dépassai. Au sommet de l’escalator, il y avait encore plus de ce liquide répandu. Je commençai à douter. Était-ce bien du sang ? Quel autre liquide pouvait-ce être ? Du jus de fruit, peut-être ? Cette explication était-elle plus logique que ma première impression ? Sans doute pas. De la peinture ? Le fil de ma pensée ne résistait pas au rasoir d’Ockham. Ce ne pouvait être que du sang. Mais pourquoi ? Comment ? Tout cela n’avait aucun sens.
Mes divagations furent interrompues par le regard de la femme qui m’avait rejoint. Elle souriait timidement et dans ses yeux défilaient les mêmes questions sans réponses. Je lui rendis son sourire.
– C’est Bruxelles. Parfois, il ne faut pas essayer de comprendre.
– Oui.
J’avais dit ça surtout pour moi, mais elle le prit pour elle. Dans ces moments absurdes, il faut parfois se saisir de tout ce qui passe à portée de soi pour se rattraper à la réalité. Ma voix avait-elle été une façon d’échapper à cette vision si étrange ? Peut-être. Elle m’emboita le pas et me suivit vers l’air encore tiède de l’extérieur. Me retournant, je lui adressai un signe de tête pour lui souhaiter une bonne soirée.
Très vite, je fus sur le pas de ma porte, prêt à regagner mon monde familier. Déjà, le souvenir de la flaque appartenait au passé, dans un monde qui, dorénavant, s’éloignerait de plus en plus à mesure que les jours passeraient, avant de n’être plus qu’une vague impression d’un soir d’avril. Le morceau d’une histoire dont je ne connaitrais jamais ni le début ni la fin, comme c’est le cas de tant de mondes qui croisent les nôtres, dans des fulgurances de comètes.
Lorsque nous sortons de nos cocons pour, un instant, nous perdre dans les entremondes bizarres qui nous permettent de naviguer vers d’autres univers, il peut arriver de croiser des éléments fantastiques, comme des flaques de rêve qui se dissipent bien vite.