Je suis seul, entouré de cette multitude de gens qui ne sont pas moi. Tous ces Autres me sidèrent. Ils sont plus que les étoiles dans mon ciel de cité lumineuse. Et comme les astres, j’aime Les regarder, Les observer. Les admirer. De loin. Souvent, en essayant d’être discret. Parfois, sans me cacher. Tout dépend de combien Ils m’effraient. Il y a du beau dans tout ce qu’Ils font. Ils éveillent en moi un émerveillement sans cesse renouvelé. Parfois, il m’arrive de ne pas pouvoir m’empêcher de soupirer d’aise devant les actions en apparence insignifiantes qu’Ils entreprennent. Comme si on m’avait pincé le cœur. J’espère toujours que personne ne prend mes soupirs pour une forme de moquerie. À tous Ceux que j’ai un jour pu vexer, je demande pardon. C’est simplement l’expression de mon éblouissement : une moue incontrôlée, des yeux qui pétillent, une mèche de cheveux rejetée en arrière, une main portée à la bouche, un bâillement contenu, un pas de travers, un clignement d’œil, et cætera. Ces petits riens sont autant de touches délicates au tableau qui se peint constamment dans ma tête.Tous ces Autres sont un tableau, une fresque, une scène, un spectacle. Ce spectacle, je le regarde souvent de loin – surtout, ne pas prendre part à cette danse compliquée et douloureuse. Surtout, rester loin de cette multitude mouvante et bruissante. Cette Autreté me fascine, m’attire et m’anerve. En face de moi, c’est l’inconnu, comme une terre à la fois proche et lointaine. C’est une foule changeante, qui me fait peur, qui me fait joie, qui me. Je ne sais jamais, quand un Autre montre les dents, s’Il sourit ou s’irrite. Dans le doute, je suppose qu’il s’agit d’un ami. De toute façon, je ne montre jamais les dents. Je mime, imite et simule. Je fais miens ces codes étranges que je ne saisis pas toujours. Moi-même, me voici sur le plancher, pas sur le devant de la scène, mais sur la scène quand même. Quand suis-je arrivé là ? Je ne me souviens pas. Et voilà déjà que je peaufine mon numéro depuis si longtemps que le masque me colle à la peau, que la peau me colle au masque. Y a-t-il quelqu’un qui me reconnait ? Et moi, me reconnais-je ? J’en viens à en douter. Suis-je encore moi, quand il y a tant d’Autres qui font pression sur ma conscience ? Quand mon masque est déformé sous le poids de ces regards barbares.
Je ne sais pas d’où cela me vient, cette perméabilité au monde. Il me fascine, mais surtout, sans que je sache comment et pourquoi, me façonne. Cela vient sans doute d’événements oubliés de mon enfance ou d’incidents refoulés de mon adolescence. Peut-être même cela ne vient-il pas de mon passé, mais se construit encore dans mon présent ? Je n’existe pas sans les Autres. S’il n’y avait que moi, qui pourrait dire qui je suis ? Moi ? Ma seule conscience comme référent pour me définir ? Allons ! il faut des « Ils » pour que je puisse être « je », comme il faut des îles pour que l’océan.
Mais cet Autre qui n’est pas moi ! Quel effroi d’imaginer quelqu’un qui me soit étranger. Il est là. Elle est là. Ils sont une multitude et m’entourent. Tellement nombreux qu’il m’est impossible d’en faire le compte, comme les étoiles. Et tellement incompréhensibles. Comme les étoiles. Ils forment ensemble « le monde ». Le « divers » et « univers ». L’ensemble des possibles. Les vertèbres du monde. Ce autour de quoi tout tourne, tout vire, tout se mouve. Et dans ce monde où tout peut arriver, dans lequel on ne peut rien prévoir, Ils avancent pourtant.
Au milieu de la foule, dans le centre du maelstrom, je me rends compte que les basses qui frappent sont là uniquement pour m’anesthésier le cerveau. Le faire revenir à un état primitif. Il y a dans ces rythmes quelque chose d’hypnotique. Je ne saurais dire quoi. Et malgré tout, même entouré de milliers de gens. De milliers de sons. De milliers de stimuli. J’ai l’impression d’être seul. Comme si tout ce qui n’était pas moi ne pouvait pas exister, alors que c’est tout le contraire ! Les êtres s’agitent. La multitude devient uns. Chacun est entouré de tout ce qu’il veut : alcool, partenaires sexuels potentiels, chaleur, lumières dans la nuit, … Je ne sais pas comment cela est possible, mais chacun a l’impression de ne rien avoir. Chacun hurle qu’il a tout : chacun n’a rien, manque d’amour, manque de vie, manque de rêve.
Et c’est pas faute de lui refourguer du rêve à la pelle. On lui tasse du rêve dans le crâne toutes les deux minutes. Les hymnes qu’Il chante, ce ne sont finalement que des publicités pour un monde dans lequel Il ne veut pourtant pas rentrer. Sur ce point, je Le comprends : c’est dans un plein vide de tout qu’on Lui demande de plonger. Moi, je ne plongerai pas. Je resterai le plus longtemps possible sur le rebord du plongeoir. Et l’Autre, là, je le vois qui tombe, qui disparaît dans ce que d’autres Autres on construit pour Lui. Et je sens des regards se tourner vers moi, angoissants. Voilà le souci : il y a trop de sortes d’Autres ; des Autres qui sont presque comme moi, à quelques nuances près ; et des Autres qui sont tellement divergents que je ne sais pas si ce sont Eux ou moi qui ne sont plus humains. J’ouvre les yeux. Je sais que ça ne va pas quand je commence à comprendre. C’est que quelque chose cloche, que quelque chose ne va pas, que quelque chose fonctionne mal. Je respire fort. J’entends toujours les basses, qui frappent à la porte de mon cerveau comme si la musique voulait rentrer à grand coups de pompes. De pompes funestes. J’ai peur. J’ai l’impression qu’on ne me veut pas du bien qu’on vient me chercher j’ai besoin d’air il faut que je sorte de cette boite dans laquelle je me sens informe enfermé infirme affamé
il faut ilfaut ifaut que je m’extirpe de là je me sens mal je veux jeveux jenpeux jenpeuxplus
L’air frais me fait du bien. Je suis avec une Autre que j’aime. Je suis avec un miroir dans lequel je me vois et je m’aime. Je suis avec un être qui me donne envie d’être moi, qui jamais ne me fait peur. Et soudain, cet univers divers se résume à ça : un bivers, qui ne tourne qu’autour de nous deux. Nous entrons dans une danse qui me plait et qui nous mènera peut-être loin, ou peut-être pas. Tout ce qui compte, c’est que nous existions.