Le Pays des Lanternes

J’étais presque pas ivre. Peut-être un peu joyeux. Faut dire qu’il était pas tard. Il était à peine une heure ou deux. J’avais entendu des cloches sèches sonner au loin. Il faisait un peu froid, dehors. Le vent qui soufflait suffisait à me faire frissonner. De mes lèvres s’exhalaient des brumes alcoolisées. On m’avait jeté hors du pub. Il était déjà le moment de rentrer chez moi. Je me sentais comme perdu en un pays étranger. J’avais à peine eu le temps de goûter quelques verres de cet or liquide qu’ils appellent whisky.
Entre les parois de pierre qui ondulaient légèrement, je me frayais un chemin. Les rues étaient parcourues de groupes de gens. Ils étaient dans une situation identique à la mienne et cherchaient un nouveau point d’ancrage, sans doute pour mieux repartir à la dérive. Je les laissais là où ils étaient, me désintéressant de mes frères humains. Mon monde s’enveloppait dans un grand manteau d’indifférence qui me tenait aussi chaud que les fourrures les plus épaisses.
Je marchais. J’avais l’impression d’aller plus vite que jamais. L’air était devenu épais. Il glissait le long de mes joues sur lesquelles avaient coulé quelques larmes, à cause du gel mordant de la nuit. En un instant, la vibration d’une ambulance m’était passée dans l’oreille, me privant du peu de sens qu’il me restait, pour s’évanouir dans la nuit noire. Mes pensées avaient déserté mes deux hémisphères, préférant se lover dans des parties moins honorables de mon âme.

Au détour d’une ruelle que je ne connaissais pas, j’ai tâtonné dans l’obscurité à la recherche de mon chemin. Il régnait en ce lieu une ombre étrange. Tout était désert et je ne voyais rien que les ténèbres. Lorsque soudain, déchirant la nuit de sa simple présence, l’ange de la Science m’est apparu. Il m’était plus beau que le jour. Il était ceint de lumière. Une auréole vaporeuse dansait autour de lui. Il portait une épée de flammes qui ondoyait doucement. Autour de sa tête, tous les espoirs humains formaient une couronne éclatante.
J’ai mis du temps à reprendre mes esprits, tant cette apparition m’avait hébété. Il éclipsait même la beauté éternelle des étoiles. Comment décrire cet être tel qu’il m’est apparu ? Il était beau, d’une beauté qui n’appartient pas à notre monde. Il émanait de lui une force que l’on sentait capable de tout. Il était la potentialité de toute chose. Ni bon ni mauvais, il pouvait tout, du meilleur comme du pire. Et c’était cette idée qu’il n’appartenait ni au Bien ni au Mal qui faisait de lui un esprit si dangereux.
Toujours est-il que je ne comprenais pas pourquoi un tel être m’apparaissait, à moi qui étais moins que rien. Je restais muet et il faisait de même. Il n’y avait plus rien d’autre ici-bas que cet instant qui emplissait tout. Nos deux regards se croisaient et je me sentais envahi d’une douce chaleur, comme si la parole de son dieu s’insinuait directement dans mes circonvolutions embuées : des mélodies inconnues explosant en morceaux compacts en moi.

Je me sentais attiré vers cette partie divine divisant mon individualité. Malheureusement, je ne comprenais pas le langage dans lequel on s’adressait ainsi à moi. Il faut dire que je n’ai pas été formé aux douces subtilités de la science moderne. Aussi invraisemblable que cela puisse paraître, je me suis toujours contenté de lire des livres. Dedans, on y parle de l’âme humaine, de la Beauté et de l’Amour.
Rien à voir avec les courbes épurées que les savants tracent aujourd’hui dans des délires qui n’appartiennent qu’à eux. Rien à voir avec la subtilité des formules mathématiques se dessinant sur d’obscurs tableaux blancs. Rien à voir non plus avec les musiques algorithmiques et autres cantiques des quantiques dont les calculs s’intéressent aux mystères de la nature. Rien à voir non plus avec la complexité binaire d’un ordinateur dont la silice secrète songe en silence à son avenir.
Et pourtant, je sais que j’aurais pu être ingénieur. Il s’en est fallu de peu que je me voue à la science formelle. Mais non, je ne serai jamais l’homme des grandes révolutions. Je ne ferai pas avancer ce dieu-là à pas de géants. Je n’aurai pas le privilège de rendre mes pairs plus heureux, découvrant des pans de l’univers dont ils ignoraient l’existence, et dont ils allaient même jusqu’à ignorer qu’ils ignoraient l’existence.
Non, je n’ai pour royaume qu’une maigre portion de la littérature. Ce n’est d’ailleurs pas un royaume, ni un duché, ni un comté, ni même une baronnie, mais plutôt un jardin d’arrière-cour. J’y fais pousser timidement des fruits de ma réflexion. Quelques phrases en prose, quelques pieds en vers, quelques pensées fleuries. Et tout ça suffit à peine à nourrir mon âme. Mon existence mériterait tout au plus, lors du Jugement, un haussement de sourcil réprobateur.

Et cependant, cet ange m’apparaissait à moi, et à personne d’autre. Comment cela pouvait-il se faire ? Il y avait pourtant bien d’autres hommes qui méritaient plus que moi cet honneur. Balbutiant, la lèvre tremblante et baveuse, j’articulais quelques mots, lui demandant la raison de sa venue à moi.
Je n’ai pas obtenu la moindre réponse. La Science me méprisait-elle, moi qui ne l’avais jamais méprisée ? N’était-elle descendue ici-bas que pour m’humilier, alors que, comme tout le monde je l’adorais sincèrement ? N’étais-je pas comme tous les autres guidé par cette lumière des Hommes sur Terre ? La Science et la Vérité ne formaient-elles pas qu’un seul être, plus puissant que toutes les forces existantes ?
Je me suis mis à crier et à pleurer. J’ai cogné le sol de mes poings, j’ai griffé mes joues et dans les sillons ensanglantés sont venus rouler des larmes de colère et de tristesse. Et malgré mes suppliques, je n’ai pas obtenu la moindre réponse. J’étais à genou devant l’archange lucifère, implorant sa miséricorde.
Je voulais que me soit révélés tous les mystères de l’univers. Je voulais pour moi toute la connaissance humaine. Je voulais pour moi les trésors existants. Mais l’apparition se refusait à moi. Elle restait là, flottant dans sa brume divine. Elle ne faisait rien d’autre que me fixer dans le jaune des yeux. Je ne comprenais pas la raison de son apparition, si c’était pour me rester muette. La Connaissance nous était-elle interdite, comme le croyaient les religions ? Je ne pouvais m’y résoudre. Il m’était impossible d’imaginer que le Savoir se matérialise devant moi sans que j’y puisse planter mes dents avides.
Ainsi, le Maître De Toutes Choses voulait que la Connaissance soit comme une pomme. Il voulait qu’elle mûrisse pour aller chuter quelques mètres plus loin. Il voulait que cette Connaissance pourrisse sur place. Il voulait que la Connaissance renaisse de sa propre corruption ! Mais où se trouvait l’homme dans ce processus ineffable ? Devait-il juste être le spectateur de ces merveilles ou avait-il l’espoir dans devenir l’acteur ? Cette pomme était-elle tantalienne, s’échappant à chaque fois que je voulais me rapprocher d’elle, comme la blague enfantine d’une divinité omnipotente ?

Sans m’en rendre compte, je me suis mis à sangloter sans discontinuer devant la Science comme Adam eût pleuré s’il n’avait pas eu la chance de croquer la pomme. Aurait-il été heureux, sachant qu’il avait manqué le seul malheur qui en valait la peine ? De nouvelles larmes coulaient de mes yeux. Elles étaient presque sèches, maintenant, et arrosaient le sol en torrents salins. Je ne pouvais pas croire que la Science se tenait devant moi sans vouloir m’ouvrir ses bras, moi qui voulais tant l’embrasser.
J’ai imploré la Science longuement, durant des heures. Vainement. L’ange est resté sourd à mes demandes. J’avais beau lui murmurer les prières les plus douces et le menacer comme je le pouvais, impossible de l’émouvoir. Malgré tout mon pathétique, qui aurait pu attendrir les pierre, l’envoyé du dieu restait impassible. Il daignait m’apporter un peu de chaleur, mais refusait de descendre à moi, froid comme le Soleil. Je tendais mes bras vers lui, cherchant à l’étreindre et à m’en saisir, mais il restait hors de ma portée.

Las, je me suis couché à ses pieds, au comble de mon malheur. Mes lamentations alcoolisées rongeaient le pavé d’Édimbourg. Mes jambes rejoignaient mon torse secoués de hoquets. Fermant les yeux un instant, je me suis soudain rendu compte que sa lumière m’avait quitté. Il avait disparu, retournant dans les cieux et m’abandonnant là comme une bête.
Pendant les heures qui ont suivi, j’ai continué de maudire les cieux qui s’étaient ouverts à moi pour mieux se refermer.

Ce n’est qu’en me réveillant, dans le brouillard du matin, le corps meurtri par une nuit passée dehors, lové au pied d’un lampadaire dont la lumière tremblait au-dessus de moi que j’ai compris ma méprise. Cet archange n’avait été qu’un luminaire que, dans ma soulerie, j’avais pris pour un esprit porteur d’espoir. Reprenant mes esprits, je me suis relevé et me suis dirigé, tant bien que mal, vers mon chez moi, où m’attendait, à défaut de la Connaissance, la douce chaleur d’un lit.

Share

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.