Sous les épaisses frondaisons, dans cette forêt sombre où ne perçaient aucun rayon, tous les sons et bruits étaient en même temps étouffés et amplifiés. Dans la lumière d’ambre, le frémissement de branches dérangées par un animal en fuite prenait des allures d’armée en campagne. Le plus petit chant d’oiseau devenait un murmure angoissant.
Cela faisait des heures que le chevalier avait quitté la maison du vieux seigneur. Peut-être même des jours. Le temps lui-même s’alentissait, comme pris dans la sève. L’horizon était barré de multitudes d’arbres. Le monde se résumait désormais à des verticales. Pour Od, habitué aux grandes étendues, c’était autant de barreaux à la fenêtre de son regard.
C’était une forêt ancienne ; pas un de ces bosquets que l’on trouve de nos jours dans nos régions. Inconsciemment, on comprenait que l’être humain n’avait pas ici son mot à dire. Tout échappait ici à la compréhension : s’il existait un ordre, il n’obéissait à aucune loi connue.
Le chemin était un de ces chemins qui se veulent de terre mais qui ne sont que de boue. Des ronces, des flaques d’eau grouillante, des troncs d’arbres abattus ponctuaient chacun leur tour le sentier. Loin du soleil, il y faisait froid et humide. Lorsque l’on respirait, on gardait un goût étrange de terre mouillée et de bois en bouche : une odeur de vie et de mort. On entendait, à une distance à la fois proche et lointaine, le tumulte d’une rivière.
Bientôt, l’obscurité devint plus épaisse encore. Il fallu chercher un endroit où s’installer, et de quoi manger. Son écuyer trouva en bord de chemin un cercle de quelques mètres dépourvu d’arbres. Rapidement, quelques toiles furent tendues, pour les protéger de la rosée, et un espace fut aménagé pour le feu. Od, dévêtu de son armure et ayant mangé, s’allongea dans le creux que formaient les racines d’un arbre centenaire.
Assis près du feu, il n’avait pas froid. Pourtant, il tremblait parfois. À travers le feuillage, il vit apparaître la Lune. Elle décroissait déjà, mais illuminait toujours la nuit de sa clarté. Un peu plus loin du campement, des îlots argentés fendaient l’opacité de la nuit. Tout en scrutant les ténèbres sans y pouvoir distinguer la moindre forme, le jeune homme sentit ses paupières se fermer et ses pensées s’ensommeiller.
Le jour suivant se passa comme le précédent. Il n’y avait rien d’autre que la forêt, ce monde immense et compact, qui ne s’achevait que pour laisser place à de nouvelles étendues d’arbres. Comme si cet univers ne finissait que dans lui-même. S’il n’y avait pas eu le chemin et ses sinuosités chaque fois renouvelées, le chevalier aurait pu douter qu’il avançât.
Chaque nuit, il attendait que la Lune, déjà en son dernier quartier, se lève pour enfin pouvoir s’endormir. Chaque nuit, elle se levait plus tard. En l’attendant, son esprit se peuplait de pensées.
– La nuit est là, Fé. On dirait un voile. Dans cette nuit si épaisse, j’ai l’impression que le monde disparaît. Il n’y a plus rien que ces ténèbres qui recouvrent tout. Oh, il y a bien quelques étoiles qui brillent au-dessus de nous, mais je ne les trouve pas d’un grand secours. Au contraire, elles font basculer le monde. Lorsque je regarde cette voûte constellée, j’ai l’impression que je vais tomber et me perdre dans l’infini. Lorsque je le regarde, ce dôme parsemé, je me dis que les forces qui me tiennent à la terre sont si ténues que je pourrais glisser pour ne jamais revenir.
« La nuit est là, Fé. Et elle m’observe. Les étoiles m’observent, mais aussi les ombres tout autour de moi. Je sens leurs yeux sur moi, comme un poids sur mon âme. Elle est vivante, cette nuit. Habitée de rêves et de cauchemars. Elle grouille d’esprits et d’espoirs. Elle recèle des secrets que nul ne veut connaître. Elle est partout autour de moi, prête à me toucher et à m’emmener avec elle.
« La nuit est là, Fé. Le vent qui souffle dans les arbres efface tout ce qui a jamais existé pendant le jour. Il cherche même à éteindre les braises du feu afin qu’il n’y ait plus rien ici-bas que le néant. Je sens ses caresses glacées, et je ne sais pas si je frissonne à cause du froid ou à cause de cette peur qu’il porte avec lui : la crainte qu’il apprenne quelque mauvaise nouvelle de ceux qui me sont chers.
« La nuit est là, Fé. Je ne dois pas avoir peur. Un chevalier est un être de lumière envoyé par Dieu pour faire reculer l’obscurité. Et pourtant… Pourtant, c’est une hydre, cet ennemi que l’on doit combattre. Qu’importe les coups d’épée : la Bête se relèvera toujours. Et lorsque je ne serai plus, les ténèbres, eux, seront toujours là. Lorsque ma flamme sera éteinte, que restera-t-il de moi ? Au mieux, une chanson. Mais les chansons ne servent à rien face au silence de la nuit. Il ne restera rien, disent ces chansons…
« La nuit est là, Fé. Je n’ai pas peur, mais cette main noire serre mon cœur. Je le sens qui palpite. Il cogne en moi comme on frappe à une porte. Je n’ai pas peur, mais il y a là-bas tout et rien. Et je ne sais pas comment combattre ces deux démons. »
Et cela durait jusqu’à ce que la Lune se lève, jusqu’à ce que le chevalier s’endorme, parfois une larme lui perlant à l’œil. Et jamais l’écuyer, endormi, ne répondait à ces longs monologues nocturnes.
Enfin, au bout du douzième jour, alors que le soir commençait à poindre, le chevalier et son serviteur virent les arbres se clairsemer enfin, laissant place à une clairière au centre de laquelle se dressait quelques bâtisses. Ils arrivèrent devant la porte de la plus grande des habitations et frappèrent à l’huis. Un homme plus épais que haut leur ouvrit. Son visage se perdait dans une masse de cheveux et de barbe châtain d’où jaillit une voix aux accents rudes.
– Je vous souhaite la bienvenue, chevalier. Que puis-je faire pour vous ?
– Le gîte pour la nuit, ainsi qu’une place autour du feu pour ce soir, si cela est possible.
– Je peux vous héberger, oui. Mais il faut que vous sachiez que cela pourrait s’avérer dangereux. La lune est finissante, ces jours-ci…
On pria Od d’entrer et on lui conta l’histoire étrange dont les lieux étaient témoin.
– Chaque mois, lorsque la Lune est finissante, un homme de magie et sa compagnie viennent piller le peu que nous avons. Durant trois jours, ils viennent et repartent avec nos richesses. Le premier soir, ils prennent la nourriture. Le deuxième soir, ils prennent l’argent. Le troisième soir, ils prennent l’alcool. La seule fois que nous avons eu la malheur de résister, ils ont mis à sac notre hameau et enlevé trois enfants, afin que ne nous vienne pas l’idée de recommencer.
En disant cela, le chef de maison laissait s’échapper quelques sanglots. Le chevalier, ému par la détresse de cet homme, promit de faire tout ce qu’il pouvait pour mettre fin à cette situation en défiant le mage.