Les chevaliers sont des êtres hybrides évoluant dans un monde ambigü.
Il est admis que les aventures de chevaliers se déroulent dans un espace et dans un temps qui ne concernent qu’eux. Ils vivent encore aujourd’hui entre les pages qui les renferment en elles. Ils vivront sans doute encore bien après les lecteurs d’aujourd’hui. Ils vivent tous sous le règne d’Arthur, roi mythique dont on ne sait ni s’il a été vivant ni s’il est mort. À la frontière de la vie et de la mort, mais aussi entre réalité et fiction, leurs exploits appartiennent à la réalité autant qu’au merveilleux. En cela, il y a effectivement une magie qui accompagne les faits de chevalerie.
Cette magie appartient elle-même à plusieurs mondes, entre christianisme et paganisme. Et pour cause : souvent la matière païenne pré-existante a été récupérée par de grands auteurs de religion chrétienne. Ce métissage de cultures forme une trame incohérente et complexe. Parce qu’ils appartiennent au monde de la fiction, leurs histoires sont multiples. La vie d’un chevalier n’appartient pas à l’auteur de ses aventures. Elle appartient au lecteur qui en fera ce qu’il voudra.
Autre magie des récits de chevalerie. Il existe autant de récits que de lecteurs. Et tous sont différents. Et tous sont vrais, parce que la fiction s’affranchit de bien des règles qui régissent la réalité. Réalité qui est parfois bien plus fragile qu’on ne le pense.
Cette histoire a lieu alors que les lumières électriques n’éblouissent pas encore les campagnes. Ce pourrait être aujourd’hui, dans quelques lieux reculés du monde. Ce pourrait être en Europe, il n’y a pas si longtemps de cela. Sur ces terres, la Lune et les étoiles sont les seules compagnes du voyageur nocturne. Et si les soirs d’automne sont d’or, les nuits d’hiver sont d’argent. La pâleur du grand miroir céleste recouvre alors tout d’un voile candide.
Et la Terre est rendue à elle-même. Elle n’est plus le centre de tout, elle tombe dans l’infinie obscurité de l’Univers. Et l’Homme, lui, n’est plus maître de rien, sa vie n’est qu’une chute dont la seule fin est la fin de sa vie.
On comprend que dans ces nuits dépeuplées, des légendes prennent forme, lorsque la réalité s’arrête là où la lueur d’une lampe cesse de porter.
Sur une petite route de campagne, deux hommes sont habillés de gris. Le premier est à cheval. Le second suit à pied. Le cheval est gris. Le cavalier porte une épée à la ceinture. Dans le jour qui décline, le tableau qu’ils dessinent semble s’embraser. Le soleil se couche à l’horizon dans le ciel qui prend feu. Le monde se couvre d’ors et de lumières. Il n’existe plus qu’une infinité de teintes de rouge.
Ils atteignent une maison. Elle n’est pas très haute, toute de pierre construite. En largeur, elle s’étend sur une certaine distance. Une ferme fortifiée. Elle dépasse d’au milieu des champs. Un clocher la couronne. En se rapprochant, les deux voyageurs aperçoivent quelques lumières qui brillent au fenêtre dans la fin du jour. Ce sont sans doute les seuls éclats à des lieues à la ronde.
Arrivé devant la bâtisse, l’écuyer frappe quelques coups à l’huis, puis attend que l’on vienne lui ouvrir. Un vieil homme chenu apparaît dans l’entrebâillement. Lui et l’écuyer échangent quelques mots. Le vieil homme semble maugréer mais finit par hocher la tête. Lorsque la porte se referme, le jeune homme vient aider le chevalier à mettre pied à terre. Celui-ci fait en touchant le sol un bruit de métal. Enlevant sa capuche, il révèle un heaume qui renvoie, comme un clin d’œil, les derniers rayons du soleil. L’homme d’armes tend les rênes à son serviteur et s’avance vers la demeure dont la porte s’est ouverte grand. Il entre et est accueilli par quelques hommes et femmes qui le débarrassent de ses entraves métalliques.
Plus tard, le chevalier est attablé en face d’un vieillard au visage rubicond. Ses cheveux blancs laissent deviner son âge, proche de la cinquantaine. Les deux hommes mangent sans dire un mot. Dans l’âtre crépite un feu de bois de charme. Le silence n’est entrecoupé que par de rares crépitements. Enfin, le repas prend fin. Les plats s’en retournent, vides, en cuisine. On amène deux chaises près de la cheminée et l’amphitryon presse son convive de s’asseoir à son côté.
– Ainsi, que venez-vous faire en cette terre, beau doux fils ? Avant cette maison, il n’y a que des champs. Après elle, il n’y a que des forêts. Je suis le petit seigneur d’une contrée sans hommes. Ma seule fortune tient dans ce que la nature et Dieu daignent m’offrir. Quel intérêt cet endroit peut-il avoir pour un chevalier ?
– Il est dit que au cœur de cette forêt existe une merveille. C’est pour la trouver et la faire mienne que je suis là aujourd’hui.
– Et quelle est donc cette merveille ?
– Il s’agit d’une source. L’eau qui coule à cette source n’a, paraît-il, jamais été bue par aucun être humain. Celui qui la boirait acquerrait la compréhension des choses cachées et verrait ses souhaits se réaliser.
– Je connais cette légende, oui. Mais de tous ceux qui sont partis à la recherche de cette source imbue, nul n’est revenu. Mais si c’est ce que vous voulez, je vous indiquerai demain la direction à prendre.
Se disant, le seigneur se lève et prend congé du chevalier. On mène celui-ci jusqu’à sa chambre, à la lumière d’une bougie. On lui fait monter des escaliers qui grincent sous ses pieds. Dès que la porte s’est refermée derrière lui, il va jusqu’à la fenêtre.
Dans le ciel brille la pleine Lune, qui se lève dans la brume glacée. Elle projette des ombres pâles sur les champs. Le chevalier reste longtemps perdu dans la contemplation du paysage nocturne, songeant aux prochains jours. C’est la promesse de grandes aventures et d’un succès qui fera de lui un héros. Il sera le vainqueur de cette merveille. Il sera un nouveau Gauvain, un nouveau Perceval, un nouveau Galaad. Il fera la lumière dans l’obscurité. Il sera un phare dans les ténèbres.
Il finit par s’endormir, rêvant en souriant à ses futurs succès.
Au crépuscule du matin, lorsque des volutes s’élèvent dans les vallées, le chevalier et son écuyer s’apprêtent à reprendre la route. Ils prennent congé du petit seigneur et de sa maison. Le vieil homme s’approche et prend les mains de son hôte.
– Avant de partir, il vous faut me dire votre nom, afin que je puisse prier pour vous, mon fils.
– Je me nomme Od, doux seigneur, et je vous remercie de votre hospitalité.
– Ce n’était rien. Je recommanderai votre âme à Dieu.
– À Dieu !
Et le vieil homme regarde le chevalier s’en aller dans le coucher de Lune. À quelques lieues de là, la forêt s’apprête à l’engloutir. Tout à sa fougue, le cavalier ne se retourne pas et, alors qu’il s’enfonce sous les épaisses frondaisons, dans le brouillard montant, le paysage, la demeure et le seigneur qui reste debout devant sa porte, tout semble s’évaporer.