Je ne sais plus pourquoi je trainais au bar ce soir-là. Sans doute dans le but de terminer ma journée sur une note alcoolisée. Ou alors pour oublier les nouvelles débitées par la télévision quelques heures plus tôt. Seul, je me suis dirigé machinalement vers le comptoir, où une chaise haute n’attendait que moi. Je me suis assis et j’ai appelé le serveur. Je lui ai commandé je ne sais plus quelle boisson et, en attendant d’être servi, j’ai jeté un coup d’œil autour de moi : il y avait trois demi-douzaines de jeunes gens qui discutaient autour de tables bien pourvues en boissons, un couple de quarantenaires qui gazouillaient comme au premier jour, un pilier de bar dans un coin qui sombrait déjà dans des brumes éthyliques et un homme prostré à deux chaises de distance, le nez plongé dans son verre, comme pris dans ses pensées.
Le serveur m’a apporté mon verre dont je me suis saisi avant d’en savourer le contenu. La journée avait été aussi longue que chaude. Très vite, je me suis planté une oasis de fraicheur dans l’estomac avant de laisser l’alcool jouer son rôle de bienfaiteur. Pendant un moment, je me suis retrouvé seul avec mon verre, tandis que la musique se mêlait au brouhaha des conversations. Du bonheur. Je me serais presque cru des allures de bouddha atteignant un instant le nirvana.
Puis, mon attention a été retenue par ce drôle de bonhomme qui se trouvait à un jet de bière de moi. Il laissait échapper de terribles sanglots. Son verre était presque vide et n’allait pas tarder à rejoindre les trois autres chopes déjà bues. Tout en faisant un signe au serveur, j’ai décidé de réduire la distance qui nous séparait. À ma suite sont apparues deux nouvelles consommations, l’une pour moi, l’autre pour l’autre. J’ai porté le verre à mes lèvres avant d’amorcer la conversation.
– Quelque chose ne va pas ?
L’homme a alors posé sur moi un regard triste. Il m’était impossible de dire si ses yeux étaient embués sous l’effet des larmes ou de l’alcool. Il a balbutié :
– Je ne sais pas ce que je vais faire. Ma femme m’a annoncé ce matin qu’elle voulait un enfant…
Le serveur et moi avons échangé un regard. Il arrivait toujours un jour dans un couple où l’instinct menaçait une stabilité déjà bien souvent précaire. Sur le moment, je n’ai pas su quoi répondre et, dans le doute, je n’ai rien dit. Il a poursuivi sa plainte.
– Qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire ? J’ai cherché une solution, mais… Bien évidemment, nous n’avons pas l’argent pour mener à bien l’opération nécessaire et nous ne pouvons pas contracter de prêt supplémentaire. Sur les cinquante-trois ans de notre prêt immobilier, seulement dix-huit ont passé…
J’ai énoncé une banalité, du genre qui ne sert qu’à gaspiller sa salive. Je lui ai expliqué qu’au jour d’aujourd’hui, les seules personnes qui peuvent se permettre d’avoir des enfants sont ceux qui ont les moyens d’acheter une licence à la compagnie Crève-Cœur™ et qu’il faut s’y faire.
– Sans cela, ai-je ajouté, la planète serait invivable. Vous savez bien qu’il y a de ça des décennies, n’importe quel imbécile pouvait avoir des enfants quand bon leur semblait. On raconte qu’ils étaient plus de sept milliards d’humains à grouiller sur Terre. Pour la plupart, ils vivaient comme des animaux. La situation était déjà critique lorsque tous les gouvernements du monde ont décidé de limiter la croissance démographique. Si on a fait appel pour cela à Crève-Cœur™, c’est parce qu’il s’agissait d’une compagnie déjà connue pour ses solutions innovantes en matière de génétique. Et depuis, le problème a été brillamment résolu, non ? Cette stabilité sans précédent vaut bien quelques sacrifices de notre part.
Mais mon interlocuteur n’avait pas l’air convaincu. La tristesse ne l’avait pas abandonné. Il avait l’air comme perdu dans ses pensées.
– Je sais bien, mais… j’aimerais tellement que ma femme retrouve son sourire. Cela fait plusieurs mois maintenant qu’elle fait une dépression. Elle ne dort plus. Elle ne mange plus, ou presque. Elle dit qu’une vie comme celle-ci n’est pas une vie.
« Vous savez, elle ne vient pas d’ici. Elle est libanaise et n’est arrivée en Europe qu’à l’âge de dix ans. C’est une enfant naturelle ; le Liban n’a jamais signé la convention mondiale. Lors de ses premières règles, elle a « expié », comme on dit. Stérilisée, en d’autres mots. Ce sont ses parents qui l’ont forcée à subir l’opération. Elle ne voulait pas mais ils l’ont emmenée chez un chirurgien sans qu’elle puisse rien y faire. Elle a beaucoup pleuré, m’a-t-elle raconté. Elle était l’ainée d’une famille de cinq enfants. Aujourd’hui, on ne retrouve plus de familles aussi nombreuses. C’est interdit.
« Elle m’a avoué qu’elle rêvait parfois encore du jour de l’opération. Elle aurait tant voulu pouvoir donner la vie. Elle me dit qu’elle se sent comme une machine. Qu’elle est vide en dedans elle. Elle aurait tant voulu entendre à nouveau des rires d’enfants autour d’elle…
– Mais la situation serait intenable, si tous les couples du monde avaient cinq, quatre ou même trois enfants ! C’est justement parce que les gens de ces pays du Sud se reproduisaient à toute vitesse qu’il a fallu prendre des mesures si restrictives. Si l’on n’avait rien fait, il n’y aurait pas eu assez de nourriture pour faire vivre tout le monde. Ces gens n’étaient pas éduqués ! Ils ne faisaient des enfants que pour avoir une main-d’œuvre bon marché et pour assurer leurs vieux jours ! Ce n’étaient rien de plus que des sauvages à qui il a bien fallu, bon gré mal gré, apporter les lumières de notre civilisation.
C’est à ce moment que le serveur a cru bon d’interrompre ma diatribe.
– Ceci étant, on dit que ces lois ne profitent qu’aux populations occidentales, celles qui détiennent déjà la majeure partie des richesses du monde. Non seulement les populations pauvres n’ont plus aucune chance de s’élever dans la société, mais elles n’ont même plus l’espoir de voir leurs enfants réussir là où ils ont échoué, puisqu’elles dépendent entièrement de Crève-Cœur™.
« Et puis… et puis, certaines associations considèrent depuis le début que faire naitre des enfants stériles, c’est en quelque sorte jouer avec la nature. Il me semble d’ailleurs que l’une de ces associations avait mis en avant que le lobby de la biogénétique, dont le plus grand représentant est Crève-Cœur™, avait fait pression sur de nombreux gouvernements du monde entier pour faire voter leur loi de « contrôle démographique ». Une société qui, à mon souvenir, vendait lors de la seconde guerre mondiale des armes chimiques létales. C’est Crève-Cœur™ qui est le grand gagnant de toute cette histoire. Son chiffre d’affaires est affolant : plusieurs milliers de milliards de dollars chaque année… Et tout ça pour quoi ?
Ce discours rétrograde m’a chauffé le sang. Je n’ai pas pu me retenir de lui couper la parole en m’emportant un peu.
– Pour quoi ? Mais pour le progrès ! Ne faut-il pas être absolument moderne ? Aujourd’hui, l’être humain dépasse enfin sa condition pour devenir l’être supérieur qu’il a toujours désiré être. Il a le contrôle sur sa vie, sur sa mort, sur la Nature toute entière ! Il tient dans le creux de sa main le futur. Il n’a jamais été aussi sûr de lui. Il voit et comprend tout. Il englobe de son savoir la planète dans sa totale complexité et réduit celle-ci à quelques chaines de chiffres dont il se sert pour soumettre le hasard dont il était jusque là tributaire.
Peut-être était-ce l’alcool qui me rendait à ce point volubile. Toujours est-il que je voyais bien que je n’arrivais à convaincre aucun de mes deux interlocuteurs. Las, j’ai décidé de finir mon verre d’un trait et d’argumenter une dernière fois.
– Au final, Crève-Cœur™ nous apporte la stabilité ainsi que la tranquillité. Et ça, ça vaut tous les sacrifices du monde…
Ils se sont regardés tous les deux en silence. Je sentais bien qu’ils n’étaient pas convaincus. Les conversations des autres clients autour de nous avaient cessé. Malgré la chaleur, il y avait comme un froid. Je me suis levé, j’ai réglé mes consommations et j’ai repris mes affaires. Je ne savais plus quoi dire et, de toute façon, il était l’heure pour moi de rentrer. Le lendemain matin, je devais être tôt en salle d’opération afin de procéder à l’arrêt d’une grossesse non autorisée par Crève-Cœur™.
Bonne nouvelle, si on peut dire ça comme ça ;-).
Elle mérite réflexion….