Retraite OKLM #159

Après le beau temps, l’orage. Cela fait des semaines que le ciel me pèse sur les épaules. À force, je me sentais comme Atlas. Tout le poids du monde sur lui et l’impossibilité de s’en décharger. Comme si ça ne suffisait pas, ce monde s’est rétréci dernièrement. Un énième soubresaut dans la crise covidienne nous force à nous barricader en nous-mêmes. Comme de bien entendu, en compressant le volume social, on augmente la pression au même niveau. Voilà comment je me retrouve, moi simple humain, avec l’impression de porter un fardeau titanesque.

Heureusement, un arc-en-ciel est apparu pour déchirer le ciel. Il annonce la venue des trombes d’eau qui vont enfin tomber sur le monde. Il en faudra, des torrents d’eau pour me laver de toute la fatigue qui pèse sur mon âme. Idéalement, un torrent diluvien, pour me faire oublier la chaude et moite réalité qui me colle à la peau depuis avant même cette canicule. Quand je vois l’enfer que devient année après année la terre, je me dis qu’on aurait peut-être besoin d’un bon déluge pour faire table rase ? Ainsi, nous saurons véritablement ce qu’il y a au fond de chaque être humain. J’ai tendance à penser trouver des trésors de bonté.

On dirait que la sécheresse était avant tout en moi et que la météo n’a fait que lui donner une réalité matérielle. Mais la pluie lave tout, comme dit la chanson. La terre sèche boira cette eau tombée du ciel goulûment, parfois jusqu’à l’indigestion. Nos villes minérales se rafraichiront enfin, après avoir subi les morsures répétées du soleil. Frappé par les gouttes, le bitume diffusera des fragrances enivrantes. Le pétrichor n’est pas un breuvage divin, mais une odeur toute terrestre. Et pourtant, il m’est comme une liqueur d’or. C’est le sang du sol dont je sens l’essence. Est-ce lui qui soigne mes douleurs atlastiques ? Peut-être bien.

Il ne pleut toujours pas. J’entends le bruit des feuilles mortes, desséchées, qui tombent sur le goudron, imitant le bruit de la pluie. Le concert macabre me fait frémir. Memento mori, murmurent-elles. Le poids se fait un peu plus lourd encore. J’ai envie de m’enfuir, de courir loin, mais je n’arrive pas à bouger. J’étais fou de me croire un titan. Je ne suis que tétanisé par ce fardeau surhumain. Les dieux n’ont rien à voir dans cette histoire, pour peu qu’ils existent. Dans un éclair de compréhension, je me rends compte que ces impédiments, je ne les dois qu’à moi-même…

Enfin, le ciel craque et me pleut dessus. Le vent me fouette le corps, comme pour me faire faire pénitence. Mais je n’ai aucun péché à faire pardonner. Pas à ma connaissance, du moins. J’ai déjà bien assez du poids du monde sur les épaules. Je ne vais pas non plus prendre sur moi les souillures du monde. Les épines, je les ai aux pieds, je ne vais pas m’en rajouter sur la tête.

Sans doute à cause de la fatigue, je confonds la pluie avec des larmes que je n’ai pas pleurées. Le sel de ma sueur se mélange à l’eau tombée d’en haut. Je ne pleure pas, mais c’est tout comme : mon visage est trempé et je ne distingue plus rien du monde qui m’entoure.

Je me sens engourdi et pourtant tout dans cette pluie bienvenue apaise et soigne les blessures et les brûlures. J’ai l’impression de respirer pour la première fois depuis longtemps. Les apnées passent et ne se ressemblent guère. Ai-je dormi, tous ces mois depuis mars ? Je n’en sais rien, mais je me sens comateux. Comme fatigué d’avoir trop sommeillé. J’avais besoin de cette pluie pour me réveiller complètement. Je voulais sentir autre chose que ma sueur poisseuse rouler sur ma peau.

Secrètement, j’espère que l’averse se changera en déluge. Je veux qu’elle emporte le monde et moi avec. Je veux me laisser porter par le flux des eaux montantes. Je veux voir l’univers se noyer, et peut-être emportera-t-il avec lui ma fatigue et mes chagrins. Enfin, je me sentirai délesté. Je pourrai flotter indéfiniment. Enfin, après giroiements et errances, je girai sur le sable d’une plage inconnue, seul et loin de tout.

Peut-être, alors, trouverai-je le repos ?

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Retraite OKLM #75

Aznavour avait raison : la misère est plus belle au soleil. Il fait si beau ces derniers jours qu’on en oublierait presque que nous avons une révolution à faire. J’utilise ici le mot « révolution » à défaut d’un autre terme plus adéquat. À mon sens, le mot a un air de trop. Si cet air tombait, peut-être pourrions -nous parler sereinement d’évolution. Car la révolution, c’est ce qui se produit en ce moment : un tour complet pour revenir au point de départ, avec quelques améliorations anecdotiques.

Après tout, c’est logique. Nous avons été confinés pendant deux mois. C’est un peu court pour se défaire de deux siècles d’aliénation. D’autant que ce système dans lequel nous vivons est très confortable. Nous disposons de tout ce que nous désirons, et même de choses que nous ignorions désirer avant que des marketeux nous les présentent sur un plateau en or plaqué. Qu’importe si notre plaisir est construit sur la destruction du vivant. Nous avons réussi à placer des barrières de plastique entre nous et ce monde que nous creusons, pour en déterrer toutes les richesses. Ça fera de la place pour nous dans le trou béant que nous laisserons derrière nous.

Enfin, il est des raisons d’espérer : en Belgique comme en France, les représentants politiques tombent les masques. Il est l’heure de redémarrer la machine (qui ne s’est jamais arrêtée : tout au plus a-t-elle sensiblement ralenti). Pas question d’amener des changements qui pourraient pénaliser les puissants. Comme ils ont tout, ils ont tout à perdre. Après tout, suivant cette logique, ceux qui n’ont rien n’ont rien à perdre, non ?

De toute évidence, nos dirigeants n’ont pas pris de temps pour méditer sur leur existence et le sens de la vie. Preuve qu’en cherchant bien, on peut encore leur trouver un point commun avec les caissières et les soignantes. Il est à craindre que ce soit le seul.

Cette année, il n’y a pas eu de printemps. Au sens politique du terme, j’entends. Les éclosions annuelles ont été décalées, pour cause de coronavirus. Chacun a dû faire ses semis à la maison, à l’abri de ses quatre murs. Je cultive ma colère (et vous n’aurez pas ma haine) et je l’arrose tous les jours. Lorsque nous pourrons nous regrouper enfin, j’espère qu’elle fleurira et même qu’elle portera des fruits, peut-être autant de grenades aux cœurs plein de vigueur.

Plus qu’à espérer que tout ça ne finira pas dans le sang…

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Retraite OKLM #45

Une semaine sans écrire, en me tenant loin du clavier. Durant cette semaine, chaque fois que je regardais l’écran, j’éprouvais une grande bouffée d’angoisse. Prendre des décisions me pèse. Parler de ma réalité me fait prendre conscience de la dureté de celle-ci, de l’épaisseur de mes barreaux. Je suis prisonnier de l’incapacité des hommes et femmes politiques qui nous gouvernent. Je paie leur incompétence de ma liberté.
Cette semaine qui vient de passer, je me suis plongé dans des mondes fictifs, à travers des jeux vidéos, des séries, des films, des livres ; j’ai cuisiné, également, beaucoup ; j’ai été voir le monde, que ce soient les jacinthes du bois de Hal (demain, nous serons le neuf Floréal, selon le calendrier républicain : jour de la jacinthe) ou les Lyrides (mais je n’ai vu aucune de ces étoiles qui étaient censées défier le confinement) ; je me suis promené avec des amis, évitant si possible de parler de la réalité qui m’oppresse ; j’ai regardé les fleurs de mon cerisier pousser puis faner ; j’ai flâner dans mon jardin, retirant quelques mauvaises herbes sans beaucoup de conviction.

Bref, j’ai fui partout où j’ai pu.

Je n’ai trouvé ni réponse, ni repos.

Tout ce que j’en retire, c’est une intense fatigue.

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Retraite OKLM #36

Qu’ai-je donc pour me raccrocher au monde, en cette période troublée ?

 

Bien sûr, il y a mes proches, celles et ceux qui me soutiennent et me permettent de ne pas sombrer irrémédiablement dans la mélancolie et la dépression. De savoir que je suis entouré par ces êtres humains somme toute formidables, cela me permet de tenir. Ils me manquent, en ce moment. J’aurais besoin de serrer chacun d’entre eux dans mes bras, de les sentir contre moi, puis de leur envoyer ma pensée à la tête afin que, de réflexion en réflexion, elle s’enrichisse et fasse de moi quelqu’un de meilleur.
Je suis dépendant de ces interactions avec une partie infime de la population mondiale. Sans eux, je cesse d’être moi. Je me définis à travers le regard de mes proches. Plus que cela : certaines personnes, sans le savoir, impriment une marque indélébile dans mon être. Être moi, c’est être également en partie tous ces autres qui m’entourent. C’est peut-être la seule constante qui existe en moi. Je suis un être changeant, polymorphe, qui ne cesse de se construire, encore et encore.
C’est peut-être la seule constante, le seul dogme de mon existence. Je doute de bien d’autres choses, mais cette idée que les autres me façonnent, je ne l’ai encore jamais remis en question.

Ce confinement, en me coupant du monde, me coupe dès lors d’une partie de moi-même, qui se trouve hors de moi. Ma lumière est moins forte, depuis que des murs ont remplacé les dizaines de miroirs qui m’entouraient quotidiennement.

No volveramos a la normiladad porque la normalidad era el problema.

No volveramos a la normiladad porque la normalidad era el problema – Santiago, Chile

Pour l’instant, ce qui essaie d’imprimer sa marque en moi, ce sont les déclarations d’une cohorte d’hommes politiques convaincus par le bienfondé de leur réflexion dogmatique. Ils parlent en chiffres, en terme de rendement, de production. Les morts se transforment en statistiques. L’impact de cette crise est quantifiée en chiffres. Et les solutions qu’ils proposent manquent de pragmatisme, puisqu’ils s’attendent à ce que nous redoublions d’efforts pour revenir à la situation d’avant. Pourtant, cela va à l’encontre de la pensée de beaucoup d’entre nous, résumée en un slogan qui s’est répandu dans le monde entier et que l’on pouvait lire projetée sur un bâtiment à Santiago, au Chili : « nous ne reviendrons pas à la normale, car c’est la normale qui était le problème. »

Cette phrase résonne bien plus fort en moi que tous les appels de ces adeptes d’un dogme économique et politique qui nous mène à notre perte. Je croyais être à l’abri du monde en me coupant de lui, mais je me rends compte que le monde est sans doute la seule chose qui continue de s’insinuer en moi. Je n’ai aucun doute sur le fait que je résisterai aux impératifs qu’il énonce, mais je sens bien que cela participe à une certaine forme de lassitude.

 

Dorénavant, mes sources de développement se réduisent à peu de choses. Il est essentiel que je trouve des moyens de continuer à me réfléchir, en attendant le temps heureux de mes retrouvailles avec mes proches.

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Retraite OKLM #34

J’ai perdu ces derniers jours le goût d’écrire. Plus précisément, j’ai perdu le goût de me mêler du monde. Chaque fois que je regardais l’écran de l’ordinateur pour avoir un aperçu de ce qui se passait, j’éprouvais une grande angoisse. Comme une vague nausée accompagnée d’un souffle court. Comme d’habitude, les nouvelles n’étaient pas bonnes. Et mes minces tentatives pour essayer de changer les choses se sont heurtées à l’inertie globale.

Très rapidement, mes maigres réserves d’énergie et de courage se sont vidées. Ne restait plus qu’une apathie de circonstance et une sensation d’échec face à ce vaste monde qui poursuivait sa route nonchalamment.

Je me suis donc réfugié dans des mondes de fiction, m’enterrant encore plus profondément dans la lecture et les jeux vidéos, pour oublier l’univers. Il n’y avait plus que moi et d’autres univers, finis, immobiles et dans lesquels je pouvais me plonger. Chaque fois que je sortais de mon apnée béate et que je regardais à nouveau le monde que j’avais quitté pendant quelques heures, je le retrouvais inchangé. Chaque fois, je replongeais encore plus profondément.

Je sais bien que je ne pourrai pas maintenir ce comportement indéfiniment. Il faudra bien à un moment que je reprenne le combat pour transformer le monde et le faire ressembler un peu plus à ce que je voudrais qu’il soit. Mais pas tout de suite. Pour l’instant, j’ai besoin de me reposer, en immersion complète afin d’oublier tout ce qui me déplait.

Je reprends mon souffle, loin du tumulte et de l’absurdité.

Je me confine hors de mes murs.

Je rêve éveillé.

Laissez-moi.

Je sais que bientôt, j’en aurai assez des univers fictionnels et des plaisirs artificiels. Mais j’ai juste besoin d’un peu de répits.

On ne peut pas faire face au monde tous les jours sans chanceler de temps en temps.

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Retraite OKLM #31


Ce soir, comme tous les soirs, le ciel bruxellois flamboie. Encore une fois, comme le dit Brel, le rouge et le noir s’épousent. Cet incendie sans feu en annonce d’autres, plus concrets ceux-là. Déjà des secousses perturbent l’ordre social à Anderlecht, alors que la répression policière s’abat sur les populations les plus pauvres. La pression est plus forte dans ces quartiers qui se trouvent l’ombre du croissant pauvre de Bruxelles. Cette colère, ce n’est qu’un prémisse d’une rage plus sourde qui risque d’éclater dès que nous pourrons l’exprimer.

Un peu partout, je vois fleurir des mots d’ordre en réponse aux « tout ira bien » et aux « merci » : « on n’oublie rien », « lorsque tout redémarre, on arrête tout », « grève générale lors de la fin du confinement ». Il est probable que j’espère un peu trop. Pourtant, j’ai l’impression que nous sommes nombreux à serrer les dents et à garder nos reproches pour plus tard. Nous avions cru pouvoir vivre à côté de cette société oppressive, dans l’ombre et les marges qu’on nous laissait. Ce que cette pandémie révèle, ce sont les failles d’un système qui crachotait depuis des années déjà. Et quand le capitalisme s’enrhume, ce sont les pauvres qui toussent.
Le constat est là : la société a échoué à se réformer. Ne nous reste-t-il alors que la révolution ? Si c’est le cas, nous ferons nôtres les couleurs du crépuscule lors de ce grand soir : le rouge pour la colère et le noir pour le deuil. Ce seront les deux émotions qui nous domineront, en mémoire des travailleurs et travailleuses sacrifiées sur l’autel de la consommation ainsi que de nos vieux et de nos vieilles mortes dans la solitude.

Vous qui présidez à nos destinées, sachez que nous n’oublions pas où se porta votre intérêt lorsque nous étions privés de nos libertés. Nous nous rappellerons que vous avez préféré vos profits à notre santé, que vous avez voulu sauver l’économie plutôt que la population qui la faisait tourner. Votre échec est patent et nous serons là pour vous le reprocher.

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Retraite OKLM #30

Je coupe peu à peu le robinet des nouvelles. Le flux constant d’informations me paralyse et m’angoisse. Pour l’heure, le monde n’est que tumulte et chaos. L’ancien monde convulse dans des râles absurdes. Tout cela n’est que du bruit. Et ce bruit se perd dans l’écho de ma vie, arrêtée depuis quatre semaines. Plus le temps passe, plus je creuse en-dedans moi. Les jours passent et je redécouvre des émotions qui ne me touchaient plus.

Plus jeune, mes sentiments avaient été réprimés, pour correspondre à l’image que l’on attendait de moi. Maintenant que je suis enfermé, je me retrouve pour la première fois de ma vie à l’abri du monde. C’est aussi l’occasion pour moi de lentement détricoter tout ce qui m’habillait encore. Les mailles du système sont lâches et se défont au fil de ma réflexion.

Je me demande : quel est l’intérêt d’écrire ? À l’heure où la méditation et la pleine conscience deviennent une mode, je me rends compte que l’écriture est un moyen pour moi de réfléchir et d’amplifier ma réflexion. Ce que vous avez sous les yeux, c’est ma pensée que se déroule comme le fil d’une bobine, sans cohérence particulière. C’est simplement le fruit non encore abouti de ma lente maturation. Pourtant, malgré cela, elle m’est une ivresse.

Lorsque je sors lors de balades qui me font du bien, je remarque que la nature n’a que faire de nos ratés. Ce que nous avons à apprendre, en ces temps étranges, c’est l’humilité. Nous ne sommes rien et il est plus que probable que l’espèce humaine s’éteigne un jour sans susciter la moindre émotion. Ce que cette pandémie nous rappelle, c’est que nous faisons partie intégrante de cette nature que nous nous employons chaque jour à détruire. Pourtant, il est plus que temps de remettre tout cela en perspective. Il n’y a pas de distinction à faire entre la nature et l’humain. Il n’y a pas de distinction à faire entre l’animal et l’humain.

Je sais que si je me sens mal, parfois, c’est aussi parce que je fais l’exercice de ressentir ce que vivent d’autres êtres humains. Il y a en ce moment tant de souffrances et de douleurs qu’elle se diffuse en moi, malgré moi. Je lis aux fenêtres de mes concitoyens des mots disant « tout ira bien ». Ces mantras ne me convainquent pas. Cette phrase n’est là que pour rassurer les enfants qui veulent y croire. Nous ferons au mieux, mais il est peu probable que tout aille bien.

Néanmoins, ce n’est pas parce que cette douleur est présente partout qu’il faut que je la laisse s’insinuer en moi et la laisse me submerger. C’est ce qu’il me reste encore à apprendre : ressentir le monde tout en ne me confondant pas avec lui.

Il me reste du temps pour apprendre cela.

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