Le jeune Álamo ressemblait à bien d’autres jeunes de son âge. À vingt-cinq ans, il avait un diplôme universitaire et était au chômage. Il ne s’en faisait pas pour autant. Il avait l’insouciance – d’aucuns disent le cynisme – de sa génération. Il savait que les beaux jours étaient partis et ne reviendraient plus, que le plein emploi était un Éden dans lequel avaient vécu ses parents, mais dont seul le souvenir existait encore. Que le temps des cerises était passé. Mais de tout cela, il s’en foutait.
Il savait que le travail n’était que du temps transformé en argent par quelque procédé alchimique dont il ne comprenait pas toutes les subtilités. Mais ce qu’il savait, c’est que, de temps, il n’en manquait pas. Il avait tout le temps du monde et s’efforçait de le dépenser avec parcimonie.
Il passait donc ses journées à marcher dans les rues de sa ville, attendant de tomber sur des connaissances pour boire le maté avec eux. Parfois, il discutait d’ami en ami sur n’importe quel sujet. Parfois, il lézardait au soleil. Parfois, il s’arrêtait au milieu de nulle part pour savourer le goût des secondes qui défilaient face à lui. Il les comptait sur ses doigts en silence avant de repartir vadrouiller d’un pas égal.
Mais ce qu’il aimait par-dessus tout, c’était d’aller se promener dans les parcs, dans les bois ou dans les forêts juste avant les pluies chaudes d’été. Quand il sentait en lui qu’une averse se préparait, il partait à la recherche d’un arbre au feuillage dru qui lui pourrait lui servir d’abri. Il écoutait les premières gouttes de pluie tomber au sol. Il fermait les yeux et humait l’air se gorger d’eau. Il goûtait ce plaisir délicat avec délectation. Souvent, il s’assoupissait, bercé par toutes ces sensations, heureux comme avec une femme.
Il avait une sœur qui vendait des fruits dans le centre de la ville. Elle avait fait sa spécialité des agrumes et était connue dans toute la région pour ses oranges, ses citrons et ses pamplemousses, ainsi que pour ses clémentines, ses mandarines et ses tangerines, mais aussi pour ses pomelos, ses bergamotes et ses cédrats, et cetera.
Il venait l’aider à installer ses étals, au petit matin. Lorsqu’il avait finit, il partait en emportant un fruit qu’il gardait dans sa poche toute la journée. À l’heure la plus chaude, il s’arrêtait sur un banc et s’installait comme pour un festin.
Il plantait alors son couteau dans la chair de l’agrume pour le couper en deux. Ensuite, il coupait chacune des moitiés afin d’avoir quatre quarts. Il prenait un certain plaisir à mener l’opération sans gâcher la moindre goutte de jus. Il mangeait toujours le premier quart en prenant tout son temps, avec délectation.
Il attendait ensuite quelques instants avant de se jeter sur le deuxième quart, seulement parce qu’il voulait faire durer le plaisir. Il mordait alors à pleine dents dans la pulpe et engloutissait le tout en quelques secondes. L’acidité lui brûlait la pointe de la langue, mais il ne pouvait pas s’empêcher de dévorer ce deuxième quart avec empressement. Il ne voulait pas laisser le premier quart seul et se dépêchait de lui donner de la compagnie.
Il patientait alors un peu avant de reprendre sa dégustation. Il tendait tout son corps, offert au soleil dont les rayons lui chauffait l’âme. Pour peu, on l’aurait cru en prière. Invariablement, il se désenivrait pour revenir à la deuxième moitié du fruit.
Il passait le couteau entre la peau et la pulpe du troisième quart. Il séparait avec douceur l’une de l’autre, puis mangeait le fruit quartier par quartier. Ensuite, il passait les dents contre la peau pour racler ce qui n’avait pas été découpé.
Il prenait alors le dernier quart entre deux doigts et le posait contre ses lèvres. Il aspirait doucement le jus du fruit, pressant sa bouche contre la pulpe. Il pressait le dernier quart contre sa bouche et goûtait la saveur du fruit goutte par goutte. C’était frais et bon comme un baiser.
Quand il avait enfin terminé, il poussait un soupir de satisfaction et se passait la langue sur les lèvres pour retrouver juste un instant le goût sucré. Il vivait ainsi, jour après jour, sans que jamais il ne s’ennuie. Chaque jour était différent et ressemblait pourtant au précédent. Un air de paradis.
Un jour qu’il était dans une petite ruelle ombragée, fuyant la canicule qui s’était abattue sur la ville, il se livra à son rituel méridien. Il planta son couteau dans l’orange sanguine qu’il tenait en main. Un cri le fit sursauter. Trois gouttes tombèrent sur le marbre blanc d’un perron. Le jeune Álamo fixa du regard ces gouttes rouges sur la pierre. Le spectacle lui fit un effet tellement bizarre qu’il en lâcha le fruit qui roula plus loin, sans qu’il s’en soucie. Il ne savait pas pourquoi, mais ce spectacle le troublait. Il sentait que cette scène ne lui appartenaient pas. Il s’agissait d’un autre que lui qui vivait cet instant. Il avait l’impression d’être soudainement étranger à lui-même. Il se noyait en-dedans lui, submergé par des sentiments qu’il ne reconnaissait pas. Il essayait d’attraper les bords de sa pensée, comme d’autres essaient d’étreindre de la fumée.
Une main se posa sur son épaule. Elle était légère comme un oiseau. Malgré tout, elle exerçait une faible pression. Il entendait confusément une voix qui lui parlait à l’oreille mais ne comprenait pas le sens des paroles prononcées. Il leva sa main pour chasser celle qui ne lui appartenait pas. Il ne fit qu’amorcer son mouvement : deux autres paires se saisirent de lui et le plaquèrent au sol. Ses yeux se retrouvèrent à quelques centimètres des gouttes sur le sol.
Il refit surface. Il vit un peu plus loin des hommes et des femmes affairés autour d’une silhouette étendue, immobile. L’éclat de la lame de son couteau l’éblouit un instant. Rapidement, il comprit. Il y avait ce corps sans vie, lui, son couteau et les trois gouttes, couleur sang.
Depuis cet évènement, on remettait chaque matin au prisonnier Álamo un fruit que lui apportait sa sœur. Cela faisait des années qu’elle accomplissait ce rituel avant d’aller installer seule ses étals en ville. Lui, il gardait l’agrume à l’ombre fraiche de sa cellule jusqu’à ce que le soleil atteigne son zénith. À ce moment seulement, il la pelait pour ensuite en déguster la chair et le jus dont il ne perdait pas une goutte. C’était sa façon à lui de s’évader de sa cage.
Le reste de sa journée, il le passait à observer les allées et venues des passants un peu plus libres que lui. La prison se trouvait légèrement en surplomb et dominait une partie de la cité grouillante. Il passait son temps à réaliser des sculptures dans du bois d’oranger, des figurines de chevaux ailés dont la vente assurait son gîte et son couvert. Il travaillait sur ses créations jusqu’à ce que la chaleur moite du soleil couchant lui touche le front.
À ce moment-là, il était temps pour lui de donner cours aux autres prisonniers. Il enseignait la philosophie. Parfois, c’est quand les corps sont enfermés que les esprits s’ouvrent aux idées. Il aimait les longues discussions qu’il pouvait avoir au sujet de la nature de l’être et de la prédestination. La question du bien et du mal dans une prison avait des échos fascinants. Certains allaient jusqu’à nier ces deux notions pour leur préférer celle d’éthique, bien plus complexe encore.
Ainsi allait la vie de condamné. Une vie pas pire qu’une autre, à bien y réfléchir. Peut-être moins pire que la vie de chômeur. D’une marge à l’autre, il ne voyait pas de différence majeure. Non. Ce qui manquait le plus au prisonnier Álamo, c’étaient les balades dans les forêts, ses pieds nus foulant le sol mouillé par les pluies d’été. Depuis de nombreuses saisons déjà, il devait se contenter de l’odeur des gouttes sur les mousses gorgées de soleil. Dans ces moments-là, un sentiment de nostalgie se saisissait de lui.
Tout bascula le jour où l’on transféra Álamo dans une cellule qui donnait directement sur la rue. Prisonnier modèle, n’ayant jamais tenté de se soustraire à sa condition, acceptant avec une résignation exemplaire sa peine, ses geôliers le récompensaient en se montrant bienveillants envers lui. Dorénavant, il disposait même d’un couteau aiguisé pour travailler le bois. Il était presque heureux. Même les jours de pluie lui devenaient plus supportables.
Pourtant, un jour, au matin d’une pluie particulièrement agréable, sa sœur laissa un agrume différent de ceux qu’elle apportait habituellement. Depuis la veille, on ne trouvait plus la moindre orange dans tout le pays : on les revendait neuf fois plus cher aux Européens. Les oranges étaient désormais un luxe que plus personne ici n’avait les moyens de s’offrir.
On lui remit le fruit. Il l’avait en main lorsque la pluie tomba. Il ne résista pas et s’enfuit. Grâce à cette lime apportée par sa sœur.
Deux ans plus tard, reprise et augmentation de http://inspirationdesurvie.net/blog/agrume/
À quand un bouton flattr ?
Évidemment, il apparait au refresh de la page après mon commentaire… :-/