Une discussion matinale

Des coups sont frappés à la porte des appartements royaux. Le soleil est maintenant bien plus haut dans le ciel et déverse une lumière lourde par les fenêtres gigantesques des couloirs du palais. Les gardes, dans leurs armures d’apparat, suent à grosses gouttes sans avoir la possibilité de s’essuyer le front ou même de tirer un peu sur les vêtements qui commencent à coller à leur peau. Une odeur un peu forte, mais pas encore désagréable, de transpiration commence à émaner des corps immobiles. Un nez plutôt joli se fronce néanmoins. Sa propriétaire ne comprend pas l’intérêt d’avoir des gardes qui ne font rien d’autre que puer légèrement toute la journée. Une question de prestige, paraitrait-il. Une main dégage quelques mèches de cheveux longs et châtains par-dessus une oreille au lobe de laquelle pend un bijou de grande valeur. Des dents bien alignées et d’une blancheur qui témoigne d’un entretien patient et régulier viennent mordre une lèvre inférieure colorée. Isobel, à qui appartient tout cela, patiente quelques minutes dans l’atmosphère pesante d’un couloir que les gigantesques fenêtres ont transformée en serre. Si elle porte élégamment un chemisier bleu en soie, celui-ci jure un peu avec le pantalon en toile qui habille le bas de son corps et qui s’accorde en revanche parfaitement bien avec les chaussures sans talon qu’elle porte aux pieds.
En entendant le sésame qui lui permet d’entrer, Isobel pousse avec difficulté la grande porte d’ébène ornée de mille motifs grandioses reprenant les hauts faits de la noblesse téleïenne et entre d’un pas décidé. Son père est plongé dans une pile de documents qu’il lit calmement. Trop calmement, même. La visiteuse sait que, quelle que soit l’urgence de sa visite, il y a des rituels qu’il ne faut pas interrompre. La psyché humaine est pleine de bizarrerie et il vaut l’accepter plutôt que de commencer une discussion avec un capital sympathie réduit à néant. Elle attend, donc, puisqu’il n’y a rien d’autre à faire que d’attendre. Enfin, lorsque son père retire ses lunettes de lecture et repose la feuille qu’il était en train de lire, elle s’avance jusqu’à son bureau, couvert de dorures et de marbres rares. Le meuble est dans la famille depuis tant de générations qu’on en a oublié son origine. Plus que le trône, c’est lui le vrai symbole du pouvoir à Téleïa. Sur lui ont été signés les documents les plus importants de l’Histoire et de nombreux poings se sont abattus sur lui sans jamais qu’il ne cède.
Isobel fait un pas en avant, la mine fière et les lèvres pincées, comme pour retenir les mots qu’elle veut prononcer depuis tout à l’heure et qui, si l’on n’y avait pas fait attention, se seraient déjà échappés depuis longtemps.
– Sire, je dois vous entretenir d’une affaire de la plus haute importance. J’aimerais vous demander de bien vouloir m’accorder un peu de votre attention afin que…
– Pas besoin d’en faire des tonnes en privé, tu le sais bien, ma puce. Dis-moi ce qui ne va pas en vitesse, que ça ne prenne pas des plombes, tu veux bien ?
– Bon… si c’est comme ça. Je venais pour dire que, si on veut retrouver Jan avant qu’il soit cané, ’il faudrait qu’on songe tout doucement à se bouger le cul…
– En vitesse, ça ne veut pas dire grossièrement, jeune fille. Ceci dit, j’ai compris l’idée. Le problème, c’est qu’on ne peut rien faire par nous-mêmes. Il faut attendre que les services de la sécurité intérieure aient plus d’informations. Aux dernières nouvelles, ton frère serait retenu dans le Nord, dans une prison d’Orbarax. Qu’est-ce que tu voudrais faire, exactement ? Te ramener avec une petite armée et assiéger tous les repères connus du Mage noir ? Même si on avait l’argent pour se permettre de telles dépenses – et je te le dis tout de suite, on ne l’a pas, cet argent – le temps qu’on en fasse le tour, le corps de Jan servira de nourriture pour les rats dans un donjon humide et gardé secret. Alors, quel est ton plan, jeune fille ?
Pendant un court instant silencieux, Isobel ne dit rien. Contrairement à son frère, elle est du genre à réfléchir avant de parler, ce qui fait d’elle une bien meilleure prétendante au trône que le prince. Le roi apprécie ce trait chez sa fille, même s’il regrette qu’elle ait héritée de la fougue et de la passion de sa mère. On ne lutte pas contre la génétique. Les traits d’Isobel sont tirés sous l’effort de la réflexion. Elle plisse ses sourcils si fort qu’une ride déforme son front. Au loin, le bruit du marché a des accents de fin et on distingue les cris qui signalent que le rangement a commencé, dans une cacophonie presque mélodieuse. La jeune princesse soupire et ouvre la bouche pour répondre à son père, mais au dernier moment se ravise et garde le silence. Le vieil homme retient un sourire, content de ne pas perdre plus de temps en vaines discussions.
– Bien, puisque la question est réglée, je profite que tu sois là pour te rappeler que ce soir, c’est le grand bal de gala en l’honneur du tout nouveau duc de Chorelios. Dans la mesure où il s’agit de son avant-dernière soirée dans les murs de notre capitale et qu’il n’y reviendra pas avant longtemps, il faut que tout soit parfait. Je compte sur toi et ta sœur pour faire oublier la malheureuse absence de ton frère. Et par pitié, essaie de rester discrète, s’il te plait. La presse et l’opinion publique se remettent à peine de ton différend avec le vicomte de Sypampte et ce malencontreux incident qui a semble-t-il impliqué une dizaine de pics à brochettes…
– Je jure que personne n’aura à se plaindre de moi, père. On me remarquera à peine, promis.
Le roi sourit, content de ne pas avoir à gérer une des colères de sa fille. Lorsque celle-ci se retourne pour s’en aller, le coin de ses lèvres se soulève de façon presque imperceptible. Elle quitte le bureau royal en sachant bien que cette conversation n’a servi à rien. Pour une fois, ceci dit, elle s’en fiche, sa décision étant prise depuis de nombreux jours déjà.

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