J’étais presque pas ivre. Peut-être un peu joyeux. Faut dire qu’il était pas tard. Il était à peine une heure ou deux. J’avais entendu des cloches sèches sonner au loin. Il faisait un peu froid, dehors. Le vent qui soufflait suffisait à me faire frissonner. De mes lèvres s’exhalaient des brumes alcoolisées. On m’avait jeté hors du pub. Il était déjà le moment de rentrer chez moi. Je me sentais comme perdu en un pays étranger. J’avais à peine eu le temps de goûter quelques verres de cet or liquide qu’ils appellent whisky.
Entre les parois de pierre qui ondulaient légèrement, je me frayais un chemin. Les rues étaient parcourues de groupes de gens. Ils étaient dans une situation identique à la mienne et cherchaient un nouveau point d’ancrage, sans doute pour mieux repartir à la dérive. Je les laissais là où ils étaient, me désintéressant de mes frères humains. Mon monde s’enveloppait dans un grand manteau d’indifférence qui me tenait aussi chaud que les fourrures les plus épaisses.
Je marchais. J’avais l’impression d’aller plus vite que jamais. L’air était devenu épais. Il glissait le long de mes joues sur lesquelles avaient coulé quelques larmes, à cause du gel mordant de la nuit. En un instant, la vibration d’une ambulance m’était passée dans l’oreille, me privant du peu de sens qu’il me restait, pour s’évanouir dans la nuit noire. Mes pensées avaient déserté mes deux hémisphères, préférant se lover dans des parties moins honorables de mon âme.
Ivresse
Lunaire Nonidécan
– Tu aurais dû les voir ! Une véritable assemblée brueghelienne. Impossible de savoir si ces gens dansaient ou titubaient en suivant le rythme de cette musique faite de pulsations. Dans ces soirées, vois-tu, le son participe de l’ivresse. Le sol collait sous les semelles. On reconnaissait des odeurs de sueur et de bière. La chaleur étouffante amplifiaient les fragrances tenaces. De toute évidence, on ne pouvait supporter ce spectacle qu’en étant soi-même plus ou moins imbibé. Ils étaient presque aussi rond que toi, en fait.
« Je sais que tu ne comprends pas cette envie qu’ils ont de perdre conscience. Je ne suis pas sûr qu’eux-mêmes comprennent. Pour vaincre l’ennui. Pour arrêter de penser, un instant. Pour ne plus se sentir toucher terre. Pour prendre des vacances. À vrai dire, beaucoup n’ont pas besoin de raison. Ils s’enivrent d’alcool pour s’enivrer.
« Tout ce que je sais, c’est qu’ils ne se limitent pas à l’alcool, pour se déconnecter de la réalité. Le moins cher, ça reste la télé. Regarder fixement une lumière en face, ça vous abrutit suffisamment pour se croire sincèrement heureux, même lorsqu’on se trouve dans la misère la plus crasse. En fait, toutes les fictions – sur papier ou sur écran, ça n’a pas d’importance – servent à dresser un écran entre soi-même et les soucis de la vie quotidienne. Les drogues dures, c’est pareil mais en plus cher. Puis, pour ceux qui en ont besoin, on passe aux drogues continues, celles qui font flotter dans un nuage : tabac, cannabis, sommeil. La télévision, à petite dose, ça fonctionne encore comme ça. On n’oublie pas la réalité mais on se dit que c’est pire ailleurs (on oublie que c’est pas parce que c’est pire là-bas que c’est mieux ici) et on supporte.
« Mais tous ces gens, là, ils essaient peut-être d’oublier qu’un jour, il faudra gagner leur vie. Et pour la gagner, ils devront très probablement en gâcher une partie. Oh, ce n’est pas que j’ai à redire contre le travail. Il rend libre, après tout. Mais – comment dire – j’ai la nette impression qu’il rend surtout libre de s’enfermer. Je ne suis pas un expert de la liberté, mais j’ai tout de même l’impression que quelque chose cloche quelque part. Enfin, ça doit venir de moi, certainement. Je n’ai pas assez goûté à cette drogue pour en voir les vertus bienfaitrices. Surtout pour en oublier les désagréables effets secondaires. Faut leur dire, aux gens, qu’il faut pas toucher à cette saloperie. Faut pas travailler, dans la mesure du possible.
« Ce que je supporte le moins dans le travail, c’est le rapport de dépendance qui en est indissociable. On gagne de l’argent pour faire gagner de l’argent à d’autres. Mais cet argent ne vient pas du néant. Il vient de gens qui ont travaillé et qui l’ont gagné. On n’en sort pas. On gagne de l’argent pour le dépenser. Et le maigre surplus sert à survivre. Non, ça ne marche pas. J’ai beau tourner ça dans tous les sens, je ne comprends pas comment tout ça ne se casse pas la gueule par terre. Comment c’est possible, ce principe ? Tu peux répondre ? Non, forcément. T’en as rien à foutre, toi. Ça ne te concerne pas.
« Tu sais, pour pas perdre la boule, j’en suis venu à faire une distinction radicale entre travail et loisir. Le loisir relèverait alors plutôt de l’accomplissement de soi. La rémunération n’est que secondaire. On peut travailler gratuitement. On peut devenir extrêmement riche grâce à un simple loisir. La rentabilité doit être le plus mauvais critère imaginable pour classer une activité humaine. Du coup, j’espère bien ne jamais travailler. Juste faire ce que j’ai envie : dormir, manger, lire, écrire. Des plaisirs simples.
« Je veux arrêter de survivre. Je veux vivre. Et je ne crois pas que l’argent peut m’aider à atteindre ce but. L’argent, il a sa propre volonté. Comme un virus, il a tendance à se servir d’hôtes pour se multiplier. Et il répète toujours la même chose. Il n’est pas causant. Il fait tourner les gens en rond.
« Parfois, moi aussi, j’ai l’impression de tourner en rond.