Après quelques minutes, une forme finit par surgir d’entre les buissons. Elle est immédiatement suivie d’une odeur très forte de sueur à laquelle se mêle une pointe d’un parfum qui pique les sinus. La princesse plisse les yeux. Elle sent que des larmes commencent à se former. À travers les brumes salines, elle distingue une silhouette vaguement repoussante. Dans la pénombre, un éclat d’ivoire attire son regard. Une bouche grimaçante laisse s’échapper deux défenses acérées. On sent qu’elles ne sont pas là pour la décoration. Le crâne chauve qui s’avance ensuite est accompagné d’une paire d’oreilles pointues couvertes de boutons poilus. Pour en avoir vu à la télé, la princesse reconnaît là ce qui doit être très certainement un orc.
La créature est armée d’un gourdin en os hérissé de piques. Étrangement, les protubérances ont l’air de faire partie de l’architecture osseuse. Isobel se demande brièvement à quel monstre un tel tibia doit appartenir. Elle est interrompue dans ses réflexions par l’orc qui l’interpelle de sa voix rauque.
– La bourse ou la vie ?
– Bordel de putes, grince-t-elle entre ses dents, fallait que ça tombe sur moi. Bon, je suis désolée, mais ça va pas être possible. Premièrement, parce que je ne compte pas me séparer de mon pognon, et d’autre part parce que je compte défendre chèrement ma vie.
L’orc cligne des yeux, comme s’il n’avait pas compris un seul des mots prononcés par la princesse. Pendant un instant, la demoiselle se demande s’il n’a pas appris phonétiquement les quelques rares phrases que son métier de bandit des grands chemins nécessitent. Ou alors, peut-être que celui-ci n’a tout simplement pas l’habitude qu’on lui oppose une quelconque résistance.
– Beuh, c’est-à-dire que…
Bingo ! Isobel se rassure en disant que, maintenant que le dialogue semble s’amorcer, peut-être même que le combat se révèlera être superflu. Elle avait lu quelque part que dans 75 % des cas, le dialogue suffisait à résoudre ce genre de situation, personne n’ayant réellement intérêt à se lancer dans une bagarre dont l’issue s’avère généralement être mortelle pour l’un des deux participants, surtout quand elle implique des armes telles qu’épée et gourdin. Confiante, la princesse reprend la parole, avant que l’orc ne puisse réellement mettre en place toute réflexion. Elle sent que dans son dos, Thomas est paralysé par la peur, même s’il tremble légèrement, comme parcouru d’un courant électrique.
– En fait, je suis en mission spéciale. Je suis partie cette nuit à la recherche de mon frère qui s’est fait enlever. Je ne veux embêter personne, juste poursuivre ma route jusqu’à ce que je retrouve mon frangin. Ce serait donc super si vous me laissiez passer tranquillement sans faire d’histoire.
Le monstre cligne encore une fois des yeux. Il a l’air d’avoir reçu un violent coup sur la tête. Dans le souvenir d’Isobel, les orcs ne brillent pas par leur intelligence. Celui-ci ne semble pas faire exception à la règle. Isobel attend que tous les mots qu’elle a prononcés atteignent le cerveau de la créature et que l’information soit pleinement comprise, prête à répéter certains passages trop compliqués, comme « tranquillement » qui comporte plus de trois syllabes et qui est donc susceptible de poser des soucis. Enfin, l’orc ouvre la bouche, un peu comme un poisson très laid qui se retrouverait hors de l’eau sans comprendre ce qui se passe.
– Ben, c’t-à-dire que ça m’embête un peu, mam’zelle, avec tout le respect que j’vous dois. Mais c’est qu’j’ai une famille à nourrir, ’voyez ? J’sais bien qu’c’est pas agréab’, mais faut tout d’même songer que j’fais qu’mon boulot. Et comme ça m’arrangerait bien d’pas devoir vous réduire en bouillie, j’apprécierais grand’ment que v’vous laissiez faire en m’refilant tout objet de valeur. S’vous plait bien.
Après un court temps de réflexion durant lequel Isobel le regarde les yeux écarquillés et la bouche grande ouverte, comme un très joli poisson qui se retrouverait tout à coup sur la lune sans rien comprendre, le bandit ajoute :
– En vous r’merciant de vot’ compréhension.
La princesse secoue la tête et reprend ses esprits.
– Mais vous parlez notre langue ?
– Ben ouais. V’pensez quoi ? C’est essentiel, aujourd’hui, de causer au moins deux-trois langues en plus de sa langue maternelle, histoire de trouver un boulot peinard. Comment voulez-vous que je détrousse les gens si on arrive pas à s’comprendre ? Bon, du coup, vous m’filez vot’ flouze ?
Isobel ne comprend plus très bien ce qui lui arrive. Après quelques instants, elle essuie le mince filet de bave qui commençait à lui couler de la bouche et se ressaisit. Elle descend de son cheval, ce qui réveille Thomas. Celui-ci descend également, mais de l’autre côté, afin de garder un maximum de distance entre lui et le bandit de grand chemin. La princesse pousse un soupir en se disant qu’on ne peut jamais compter que sur soi-même pour se sortir du pétrin. Elle dégaine son épée de son fourreau et se tourne vers l’orc qui soupire en levant son gourdin à deux mains.
– J’suis sincèr’ment désolé d’en arriver à de pareilles extrémités, croyez-moi bien, mam’zelle.
D’un geste lent et tranquille, le bandit brandit son arme et se met en position, prêt à l’affrontement. Il a dans l’œil le regard de celui qui a l’habitude de gagner pareils combats pour assurer sa subsistance. Isobel n’est pas particulièrement rassurée, mais au moins elle ne tremble pas comme Thomas, qui ferme les yeux tellement fort qu’il est à deux doigts de trouver le secret de l’invisibilité. Avant d’engager le combat, la princesse vérifie rapidement que les sangles de son armure sont bien attachées et bouge bras et jambes afin d’être sûre que les jointures sont en bon état. Une fois qu’elle est certaine que tout fonctionne bien, elle se met en position de combat, épée levée et heaume abaissé.
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