Au soir, pendant le repas officiel, Isobel ne parle à personne ou presque. Elle répond aux questions qu’on lui pose, mais ne dépasse jamais le stade des mondanités. La plupart du temps, elle laisse parler sa sœur, Christina, qui accueille avec elle les nouveaux-venus. Elle est de toute façon plus jolie et capte naturellement les regards de tout le monde. Isobel a déjà tendance à passer inaperçue en la présence de sa sœur. Ici, elle fait encore moins d’efforts que d’habitude pour alimenter la discussion. Elle ne dit rien qui puisse servir d’ancre dans les eaux brumeuses de sa compagnie. Elle va de groupe en groupe afin de saluer les nombreux invités de marque qu’accueille ce soir-là le palais. Elle prend des nouvelles des convives, s’intéresse aux événements récents de leur vie et, une fois qu’elle a accompli son devoir, elle s’excuse, prétextant qu’elle doit aller voir de façon urgente le baron de machin ou le comte de bidule. Finalement, chaque personne dans la grande salle la croit avec quelqu’un d’autre.
Lorsqu’approche l’ouverture du grand bal, le roi Tyriarque prend place dans le large cercle qui vient de se former, au centre de cette prestigieuse assistance. Il commence à déclamer un beau discours sur les valeurs de la nation, sur l’honneur qu’il y a dans la défense des frontières et sur les responsabilités que le pouvoir fait peser sur l’homme qui décide de les endosser. Il souligne qu’en ces temps de crise, au milieu des troubles et du doute, la posture de cet homme qui est nommé duc par son roi est un signal fort, une lumière dans les ténèbres que projettent les ennemis de la nation.
Lorsqu’il a terminé son discours, des applaudissements émus résonnent en échos dans la grande salle. Les conversations reprennent et les rires zèbrent l’atmosphère enjouée de la pièce pleine de fastes. Très vite, les musiciens ouvrent le bal et les premiers danseurs viennent occuper la piste. Le roi cherche du regard Isobel, qu’il ne voit pas. Il ne la repère dans aucun groupe, ni parmi les danseurs. Après un moment, il appelle le capitaine de la garde royale et lui demande d’aller vérifier dans les appartements de la princesse si celle-ci s’y trouve. Après quelques minutes, on vient annoncer au souverain que sa fille ne se trouve pas dans sa chambre. Avisant Christina, il lui demande si elle a aperçu sa sœur, récemment. Elle lui répond que la dernière fois qu’elle l’a vue, Isobel parlait avec un charmant jeune homme, avec qui elle est partie se promener dans les jardins du parc royal.
Décidant qu’il serait dommage d’arrêter la fête sur un simple mauvais pressentiment, le roi n’a pas d’autre choix que d’attendre le lendemain matin. Il est très vite alpagué par le chambellan, qui lui présente une comédienne et son metteur en scène, du Théâtre Fabuleux, dont la pièce L’Archonte Encordé connait un succès fantastique ces jours-ci. Le roi se jette dans la conversation, surtout pour ne pas penser à l’absence d’Isobel. Il parle avec eux de leurs craintes de voir un jour la téléscopie remplacer la tradition millénaire du théâtre. Il essaie de les rassurer comme il peut, sans trop s’engager sur quelque sujet que ce soit. La vie au palais doit continuer sans accrocs, comme si tout était normal. Montrer qu’il existe des dissensions au sein de la famille, qu’il y a des raisons de s’inquiéter ou plus simplement que certaines personnes soient hors de contrôle, ce serait donner une image de la cour que le roi ne peut pas se permettre pour l’instant. Sa liberté a des limites. Il décide donc d’attendre le lendemain pour vérifier ses craintes.