Le début de l’aventure

Le lendemain matin, Isobel chevauche à toute allure, de plus en plus loin du château. Elle a foncé sans s’arrêter à travers la nuit en direction du Nord et ne compte pas s’arrêter de sitôt. Elle a vu défiler devant elle des villages, des forêts, des lacs, des vallées sauvages, des étendues de cultures multicolores. À force de vivre à Téleïa, elle en oublierait presque que la majorité d’Altéïa est inhabitée. Il reste malgré tout de nombreux endroits désertés il y a de cela quelques générations. L’époque où les populations des campagnes ont migré dans les villes fait partie de l’Histoire. Tout le monde sait que les paysans ont été attirés par la protection confortable que leur offraient les villes contre les maints phénomènes magiques qui font la vie altéïenne intéressante mais également éprouvante.

En une nuit, la princesse a parcouru plusieurs centaines de kilomètres, grâce aux tachyoroutes, les voies à grande vitesse. Ces rubans lisses conçus par les enchanteurs du siècle passé sillonnent tout le pays. Ces structures magiques permettent aujourd’hui de quadrupler la vitesse des chevaux tant que ceux-ci ne quittent pas la surface noire ceinte de lignes blanches. À l’époque, le système avait réduit les distances entre les villes du royaume et participé à l’unification du pays. D’un coup, le monde avait rétréci. Les habitants d’une ville située à plusieurs centaines de kilomètres de distance étaient devenus des voisins. Ç’avait été le début de l’unification du royaume et de l’absolutisme dans sa forme la plus pure. Les historiens considèrent que le début du règne de Ménandre, le grand-père d’Isobel, a coïncidé avec les prémices de la révolution enchantée. Ainsi s’est terminée l’époque des prises de décision personnelles, loin de l’influence du roi, pour les barons, les comtes et les ducs. En l’an 23 de Tyriarque, les hommes et l’information circulent plus vite que jamais. Tout est désormais connecté, à Altéïa.

Isobel a lu dans les livres d’histoire ce qu’était la vie avant l’époque de ce qu’on appelle de nos jours la « révolution enchantée ». Depuis que la magie s’est professionnalisée, la société a fait de grands bonds en avant. Il y a d’abord eu la golémisation des usines, qui a permis une production bien plus importante. L’apparition de ces machines infatigables a débouché sur un rendement accru dans de nombreuses usines jusque-là familiales. Dans Téléïa, les usines et autres manufactures sont devenues des monstres qui font vivre quotidiennement des centaines voire des milliers de personnes. Grâce à cette production débridée, le royaume a eu un avantage économique, politique mais aussi militaire sur ses voisins. Il en a été de même dans tous les domaines : métallurgie, agriculture, textiles ou même exploitations minières.

Tout en réfléchissant à la situation actuelle, la princesse passe à quelques lieues d’Argos, un village industriel connus dans le monde entier pour ses productions d’argile. Celles-ci étaient importantes pour le pays. Elles sont aujourd’hui devenues vitales pour Altéïa. Tous les jours, des tonnes et des tonnes de boue blanchâtre sortent des mines de cette ville qui a grandi trop vite. En quelques décennies, la population a quadruplé. De nombreux jeunes des campagnes sont venus s’installer là en quête d’un avenir meilleur. S’ils ne l’ont pas trouvé, ils sont au moins plus riches et plus crasseux qu’avant. On dit que les poussières d’argile s’infiltrent partout, jusque dans les poumons des ouvriers. La plupart d’entre eux n’atteignent pas l’âge de la retraite, ou tout juste. Cela à cause des maladies liées aux difficultés respiratoires. Les conditions de vie se sont pourtant améliorées par rapport aux débuts de la révolution enchantée. Il y a eu des grèves et des manifestations dont le souvenir le plus tangible se trouve à la Place du Progrès de Téléïa, où trône une gigantesque statue en argile en hommage aux ouvriers morts lors des affrontements.

Isobel s’est déjà fait la remarque intérieurement qu’il était ironique de penser que ce sont les fils de ces héros qui ont extrait l’argile nécessaire à l’érection de cette statue. Elle dépasse rapidement Argos et son horizon morne pour continuer sa route vers le Nord. Un pont enjambe la vallée dont le lit a été agrandi jusqu’à devenir bien trop grand pour la rivière qui serpente encore en son fond.

– Parfois, je me demande si tout ça ne va pas un peu trop vite.

La princesse continue son chemin. Il y a encore de nombreux kilomètres à chevaucher avant d’atteindre les terres d’Orbarax, le Mage Noir qui détient son prince de frère.

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