Retraite OKLM #34

J’ai perdu ces derniers jours le goût d’écrire. Plus précisément, j’ai perdu le goût de me mêler du monde. Chaque fois que je regardais l’écran de l’ordinateur pour avoir un aperçu de ce qui se passait, j’éprouvais une grande angoisse. Comme une vague nausée accompagnée d’un souffle court. Comme d’habitude, les nouvelles n’étaient pas bonnes. Et mes minces tentatives pour essayer de changer les choses se sont heurtées à l’inertie globale.

Très rapidement, mes maigres réserves d’énergie et de courage se sont vidées. Ne restait plus qu’une apathie de circonstance et une sensation d’échec face à ce vaste monde qui poursuivait sa route nonchalamment.

Je me suis donc réfugié dans des mondes de fiction, m’enterrant encore plus profondément dans la lecture et les jeux vidéos, pour oublier l’univers. Il n’y avait plus que moi et d’autres univers, finis, immobiles et dans lesquels je pouvais me plonger. Chaque fois que je sortais de mon apnée béate et que je regardais à nouveau le monde que j’avais quitté pendant quelques heures, je le retrouvais inchangé. Chaque fois, je replongeais encore plus profondément.

Je sais bien que je ne pourrai pas maintenir ce comportement indéfiniment. Il faudra bien à un moment que je reprenne le combat pour transformer le monde et le faire ressembler un peu plus à ce que je voudrais qu’il soit. Mais pas tout de suite. Pour l’instant, j’ai besoin de me reposer, en immersion complète afin d’oublier tout ce qui me déplait.

Je reprends mon souffle, loin du tumulte et de l’absurdité.

Je me confine hors de mes murs.

Je rêve éveillé.

Laissez-moi.

Je sais que bientôt, j’en aurai assez des univers fictionnels et des plaisirs artificiels. Mais j’ai juste besoin d’un peu de répits.

On ne peut pas faire face au monde tous les jours sans chanceler de temps en temps.

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Retraite OKLM #31


Ce soir, comme tous les soirs, le ciel bruxellois flamboie. Encore une fois, comme le dit Brel, le rouge et le noir s’épousent. Cet incendie sans feu en annonce d’autres, plus concrets ceux-là. Déjà des secousses perturbent l’ordre social à Anderlecht, alors que la répression policière s’abat sur les populations les plus pauvres. La pression est plus forte dans ces quartiers qui se trouvent l’ombre du croissant pauvre de Bruxelles. Cette colère, ce n’est qu’un prémisse d’une rage plus sourde qui risque d’éclater dès que nous pourrons l’exprimer.

Un peu partout, je vois fleurir des mots d’ordre en réponse aux « tout ira bien » et aux « merci » : « on n’oublie rien », « lorsque tout redémarre, on arrête tout », « grève générale lors de la fin du confinement ». Il est probable que j’espère un peu trop. Pourtant, j’ai l’impression que nous sommes nombreux à serrer les dents et à garder nos reproches pour plus tard. Nous avions cru pouvoir vivre à côté de cette société oppressive, dans l’ombre et les marges qu’on nous laissait. Ce que cette pandémie révèle, ce sont les failles d’un système qui crachotait depuis des années déjà. Et quand le capitalisme s’enrhume, ce sont les pauvres qui toussent.
Le constat est là : la société a échoué à se réformer. Ne nous reste-t-il alors que la révolution ? Si c’est le cas, nous ferons nôtres les couleurs du crépuscule lors de ce grand soir : le rouge pour la colère et le noir pour le deuil. Ce seront les deux émotions qui nous domineront, en mémoire des travailleurs et travailleuses sacrifiées sur l’autel de la consommation ainsi que de nos vieux et de nos vieilles mortes dans la solitude.

Vous qui présidez à nos destinées, sachez que nous n’oublions pas où se porta votre intérêt lorsque nous étions privés de nos libertés. Nous nous rappellerons que vous avez préféré vos profits à notre santé, que vous avez voulu sauver l’économie plutôt que la population qui la faisait tourner. Votre échec est patent et nous serons là pour vous le reprocher.

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Retraite OKLM #30

Je coupe peu à peu le robinet des nouvelles. Le flux constant d’informations me paralyse et m’angoisse. Pour l’heure, le monde n’est que tumulte et chaos. L’ancien monde convulse dans des râles absurdes. Tout cela n’est que du bruit. Et ce bruit se perd dans l’écho de ma vie, arrêtée depuis quatre semaines. Plus le temps passe, plus je creuse en-dedans moi. Les jours passent et je redécouvre des émotions qui ne me touchaient plus.

Plus jeune, mes sentiments avaient été réprimés, pour correspondre à l’image que l’on attendait de moi. Maintenant que je suis enfermé, je me retrouve pour la première fois de ma vie à l’abri du monde. C’est aussi l’occasion pour moi de lentement détricoter tout ce qui m’habillait encore. Les mailles du système sont lâches et se défont au fil de ma réflexion.

Je me demande : quel est l’intérêt d’écrire ? À l’heure où la méditation et la pleine conscience deviennent une mode, je me rends compte que l’écriture est un moyen pour moi de réfléchir et d’amplifier ma réflexion. Ce que vous avez sous les yeux, c’est ma pensée que se déroule comme le fil d’une bobine, sans cohérence particulière. C’est simplement le fruit non encore abouti de ma lente maturation. Pourtant, malgré cela, elle m’est une ivresse.

Lorsque je sors lors de balades qui me font du bien, je remarque que la nature n’a que faire de nos ratés. Ce que nous avons à apprendre, en ces temps étranges, c’est l’humilité. Nous ne sommes rien et il est plus que probable que l’espèce humaine s’éteigne un jour sans susciter la moindre émotion. Ce que cette pandémie nous rappelle, c’est que nous faisons partie intégrante de cette nature que nous nous employons chaque jour à détruire. Pourtant, il est plus que temps de remettre tout cela en perspective. Il n’y a pas de distinction à faire entre la nature et l’humain. Il n’y a pas de distinction à faire entre l’animal et l’humain.

Je sais que si je me sens mal, parfois, c’est aussi parce que je fais l’exercice de ressentir ce que vivent d’autres êtres humains. Il y a en ce moment tant de souffrances et de douleurs qu’elle se diffuse en moi, malgré moi. Je lis aux fenêtres de mes concitoyens des mots disant « tout ira bien ». Ces mantras ne me convainquent pas. Cette phrase n’est là que pour rassurer les enfants qui veulent y croire. Nous ferons au mieux, mais il est peu probable que tout aille bien.

Néanmoins, ce n’est pas parce que cette douleur est présente partout qu’il faut que je la laisse s’insinuer en moi et la laisse me submerger. C’est ce qu’il me reste encore à apprendre : ressentir le monde tout en ne me confondant pas avec lui.

Il me reste du temps pour apprendre cela.

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Retraite OKLM #28

Point intéressant concernant cette perception du temps dont je parlais hier : il y a du décalage dans ma chronologie. Malgré les sauts que je lui ai fait faire cette semaine, il manque un jour qui s’est dissout dans une nuit trop longue ou un jour trop court.

Je me replonge quelque peu dans des distractions, tout en ayant bien conscience de ce qu’elles sont. Elles n’existent que pour oublier un instant ma colère. Il est vrai que j’avais dit que je la gardais dans un coin de ma tête. Mais il faut que je la confine, elle aussi, sans quoi elle risquerait de me brûler également. Pour l’instant, je ne peux plus supporter que les flammes me dévorent. Il me faut des braises couvantes, des incendies sous-terrains, des soleils sous la cendre.
Je range donc ma colère dans une boite, posée en évidence sur internet. Il m’est impossible de dresser une liste de tout ce qui alimente ma rage. Néanmoins, qu’il me soit permis de dresser un tableau à gros coups de pinceaux.
Je suis en colère que des gens hésitent très sincèrement à choisir entre « sauver l’économie ou sauver des vies ». Je suis en colère de voir que malgré la situation dramatique, la logique capitaliste continue de s’appliquer dans toute sa violence. Je suis en colère de voir que l’on utilise jusqu’à la corde des hommes et des femmes afin d’assurer le confort d’une « élite » autoproclamée. Je suis en colère d’être confiné malgré que j’habite dans l’un des pays les plus riches du monde. Je suis en colère de devoir mettre ma vie entre parenthèses, de ne plus voir mes proches, de ne plus pouvoir sortir sans ressentir de la peur ou de la culpabilité, parce qu’on m’a dit que je pourrais être responsable de la mort d’inconnus. Je suis en colère d’être privé de ma liberté, comme un prisonnier, pour un crime que je n’ai pas commis. Je suis en colère d’être enfermé à cause de l’égoïsme et de l’individualisme d’une poignée de décisionnaires politiques. Je suis en colère de voir certains responsables poursuivre connement leur entreprise de démolition au niveau européen. Je suis en colère de voir l’arrogance de nos élus qui pensent être au-dessus de ceux qui les ont choisis mais qui n’admettent pas qu’ils sont faillibles. Je suis en colère contre l’absurdité du monde. Je suis en colère contre la logique capitaliste, qui continue de produire des barils de pétrole parce que ça coûterait trop cher d’arrêter. Je suis en colère contre la logique sans âme de cette société qui profite de la faiblesse des gens pour lui arracher encore un peu plus d’argent. Je suis en colère contre cette logique mortifère qui déshumanise l’être humain. Je suis en colère contre ces gens qui capitalisent sur la misère humaine pour faire des bénéfices.

La liste est incomplète. D’autres raisons me viendront peut-être à l’esprit plus tard. Il faudra que je les note aussi. En attendant, maintenant que celles-ci sont posées, je vais peut-être pouvoir laisser la colère retomber un peu. Mais je sais qu’elles n’auront besoin que d’un souffle pour repartir.

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Retraite OKLM #26

La pleine lune a été pour moi l’occasion de m’échapper. Dans la nuit de mardi à mercredi, je suis parti à vélo dans les rues désertes de Bruxelles, je suis parti. Roulant à vélo, je n’ai croisé personne, si ce n’est quelques patrouilles de police et des travailleurs matinaux dans des transports en commun.

Bertrand Piccard le dit : « Il faut vivre dans l’instant présent. Il faut se connecter à soi-même, sur sa sensation d’exister dans son corps, dans la sensation du moment présent, dans ce qu’on fait, dans ce qu’on pense, dans ce qu’on dit aux autres, dans ce que les autres nous disent. Et ce qui est assez spectaculaire quand on arrive à faire ça, c’est que le temps ne compte plus. » Il y a de ça dans la contemplation béate de la lune, à travers mes jumelles. Ce monde lointain et vide m’a permis de m’arracher à la gravité de la situation. Assis dans une des rues du campus de l’Université Libre de Bruxelles, vidée de son animation coutumière, j’ai pu m’évader.

Je profite également du beau temps ainsi que de la chance d’avoir une terrasse pour planter la tente. À force d’être tout le temps coincé entre quatre murs, j’en viens à ressentir une certaine forme de claustrophobie. Entendre les sons de la nuit est une expérience nouvelle en pleine ville. Pourtant, ces sons servent de points d’appui à une pensée qui sans cela risquerait de partir à la dérive.

En attendant, je fais comme tout prisonnier : je garde ma colère bien à l’abri dans un coin de ma tête. Quand nous pourrons sortir enfin, je trouverai bien un moyen d’en faire un outil apte à faire changer le monde.

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Retraite OKLM #24

Les jours se ressemblent et se fondent dans un amalgame indistinct. Les semaines passées durant ce confinement finissent par former une masse étrange dans laquelle le temps se dissout mollement. Pourtant, nous observons ces changements graduels qui marquent le passage d’une saison à l’autre. Nous ressentons les températures monter petit à petit. Nous voyons la reverdie partout autour de nous. Nous entendons le chant perpétuel des oiseaux qui a remplacé le bruit incessant du trafic automobile.
Et pourtant, le temps s’écoule lentement. De report en report, le confinement semble durer depuis toujours et s’étendre à l’infini dans une sorte de mélasse absurde. On voudrait s’échapper, mais même la littérature ne permet pas de s’extraire de cette angoisse permanente qui vient battre à nos oreilles. Partout, le monde tourne au ralenti. Et nous, nous avons l’impression que le temps s’est arrêté.
Les jours se ressemblent. Ils perdent leur nom. Seul aujourd’hui compte. C’est ce temps qui n’est pas encore demain mais qui n’est déjà plus hier. Si au moins les lumières s’éteignaient dans nos villes tentaculaires, peut-être au moins pourrions-nous fondre cet ennui dans la nuit. Si seulement nous croyions encore à des divinités, peut-être pourrions-nous les prier pour donner un sens à nos journées. Malheureusement, les dernières idoles qu’il nous restaient se murent dans leur silence, ne nous laissant que des murs à regarder.
Lorsque nous sortirons de tout cela, nous ferons de chaque être humain un dieu perdu au milieu de l’immensité absurde de l’univers. Et nous contemplerons l’étendue des dégâts, à l’époque où nous tuions tout : les humains et le monde dans lequel ils vivaient.

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Retraite OKLM #23

Une balade dans la ville qui, toute confinée qu’elle soit, laisse le soleil printanier la réchauffer. Pour la première fois, nous avons véritablement le temps de voir la vie palpiter, jour après jour. Ces branches qui avaient l’air mortes la semaine passée commencent à se couvrir de feuilles tendres et de fleurs. Dans les rues désertées par le trafic automobile, les voisins discutent à distance, prenant des nouvelles, ou se découvrant, tout simplement. Pendant un instant, on goûte le présent comme une liqueur.

Cela ne nous empêche pas de nous souvenir que nous sommes dans l’œil du cyclone et que les mois qui suivront seront plein de changements et de lutte. Le gazouillis des oiseaux ne couvre malheureusement pas les tremblements du vieux monde qui essaie de grappiller quelques instants de sursis. La nature qui renait doit porter un message d’espoir, mais aussi nous rappeler que c’est tout ce que la société productiviste veut détruire.

À nouveau, la Bête a chancelé. Nous ne ferons pas la même erreur qu’en 2008 et nous devrons en profiter pour la blesser du mieux que nous pourrons. Profitons des nouvelles ardeurs du printemps pour alimenter le feu qui est en nous, qui servira à consumer la société de consommation.

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