Entremondes

Nous vivons dans un monde fait de portes entre des milliards d’univers. Lorsque nous partons travailler le matin, nous passons un seuil pour aller dans cet entremonde qu’est la rue et qui est également un univers en soi. Quand nous passons les portes vitrées du bâtiment où se trouvent nos bureaux, nous entrons dans un nouvel univers, aux règles différentes et étranges. Et aussitôt, en voyageurs habitués, nous nous adaptons à ce nouvel univers et ses lois.

Mais cela, vous le savez déjà. Vous êtes tous et toutes des voyageuses aguerries.

Si je vous rappelle cela, c’est parce que dimanche, j’ai pris le métro. Expérience banale s’il en est. Et pourtant, le métro est aussi un entremonde qui est un monde. Sortir d’une rame de métro, c’est passer un seuil. Et comme le métro se déplace, les passages sont parfois plus difficiles que dans d’autres circonstances. C’était le cas dimanche.

La rame dans laquelle je me trouvais était quasiment vide. Je discutais avec une amie d’événements récents dans nos vies respectives. Une conversation anodine sur des sujets importants. Il faisait calme, dans notre bulle de voix basses et de mots chuchotés. Mon arrêt arriva. Je pris congé de mon amie et passai les portes grinçantes et stridantes de la rame. Je lançai un aurevoir muet à l’amie qui s’en repartit en sa demeure.

Reprenant ma route, je tournai la tête et passai le seuil. Brutalement. Au pied de l’escalator, il y avait une flaque d’un liquide rouge sombre, épais et sale. Je ne sais pas si c’était du sang. Je n’en ai jamais vu de telle quantité au sol (privilège d’un homme qui a grandi à l’écart des guerres et des violences). Peut-être n’en était-ce pas. La vision était étrange et déroutante. Je fis un grand pas pour enjamber la flaque et me laissai porter par l’escalier roulant.

Devant moi, une femme blonde et mince, habillée légèrement comme le permet la température de ces jours-ci offrait un contraste électrisant, entre le froid glaçant de la vision précédente et la chaleur d’un short un peu court sur un corps gracieux. Je la dépassai. Au sommet de l’escalator, il y avait encore plus de ce liquide répandu. Je commençai à douter. Était-ce bien du sang ? Quel autre liquide pouvait-ce être ? Du jus de fruit, peut-être ? Cette explication était-elle plus logique que ma première impression ? Sans doute pas. De la peinture ? Le fil de ma pensée ne résistait pas au rasoir d’Ockham. Ce ne pouvait être que du sang. Mais pourquoi ? Comment ? Tout cela n’avait aucun sens.

Mes divagations furent interrompues par le regard de la femme qui m’avait rejoint. Elle souriait timidement et dans ses yeux défilaient les mêmes questions sans réponses. Je lui rendis son sourire.

– C’est Bruxelles. Parfois, il ne faut pas essayer de comprendre.
– Oui.

J’avais dit ça surtout pour moi, mais elle le prit pour elle. Dans ces moments absurdes, il faut parfois se saisir de tout ce qui passe à portée de soi pour se rattraper à la réalité. Ma voix avait-elle été une façon d’échapper à cette vision si étrange ? Peut-être. Elle m’emboita le pas et me suivit vers l’air encore tiède de l’extérieur. Me retournant, je lui adressai un signe de tête pour lui souhaiter une bonne soirée.

Très vite, je fus sur le pas de ma porte, prêt à regagner mon monde familier. Déjà, le souvenir de la flaque appartenait au passé, dans un monde qui, dorénavant, s’éloignerait de plus en plus à mesure que les jours passeraient, avant de n’être plus qu’une vague impression d’un soir d’avril. Le morceau d’une histoire dont je ne connaitrais jamais ni le début ni la fin, comme c’est le cas de tant de mondes qui croisent les nôtres, dans des fulgurances de comètes.

Lorsque nous sortons de nos cocons pour, un instant, nous perdre dans les entremondes bizarres qui nous permettent de naviguer vers d’autres univers, il peut arriver de croiser des éléments fantastiques, comme des flaques de rêve qui se dissipent bien vite.

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Et vient le temps du silence !

Je me souviens du temps où j’ai été mort. Monté au ciel. Sans petites ailes ridicules et sans halo pâlichon. Juste avec ma pensée débarrassée de sa vieille carlingue. Je ne sais plus pourquoi mon corps m’avait abandonné, mais, le connaissant, ses raisons devaient être excellentes.
Devant moi, il y avait quelqu’un, ni Dieu ni Satan, ni ange ni démon, ni quoi que ce soit de ce genre-là. Une sorte d’immense miroir concave dont le point focal était l’univers.
– Ainsi donc, voici le Paradis, énonçai-je pour moi-même.
– Ce n’est pas le Paradis, répondit une voix. Il n’existe ni paradis ni enfer. Il n’y a que ceci : le jugement.
– Le Jugement Dernier ?
– Si on veut… Mais nulle trompette ne résonne. Aucun mort ne se relève. En cet instant commun à tous, en ce lieu où tout se retrouve, il n’y a que le dernier jugement.
– Et qui est le juge ?
– Chacun est son propre juge, défait de toute considération matérielle. Plus aucune justification ne compte : seules les conclusions comptent. Lire la suite

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Lunaire Doviginte

La bille bleue et blanche dans le ciel a disparu. Il n’y a plus que le soleil. Le soleil et moi. Le soleil, le silence et moi. Et moi, je suis perdu dans le silence, ébloui par le soleil. Je ne bouge plus. Je reste immobile. Je ne fais qu’écouter. Sans but. Écouter le silence de mes pensées. Leur morsure est plus froide que celle du soleil. Leur venin mortel comme la vie. Ma tête résonne de ce fracas intérieur, perdu dans le silence. Déjà, il n’y a plus que moi. Je suis seul dans l’univers. La lumière du soleil tombe droit sur moi. Elle vibre un peu, dans le silence. Et moi, je pourrais presque la toucher, comme je me suis déjà saisi du silence. Il glisse entre mes doigts. Je le laisse tomber à terre et ruisseler. Il cascade doucement et remplit les mers fossiles. Il se gonfle au soleil et m’enveloppe tout entier. Je me couche à terre et je le laisse me recouvrir. Je connais cette douce brûlure du sommeil. Il ne vient jamais me chercher, ne fait que me tourner autour. Pourtant, j’aimerais l’inviter : « Viens donc, toi qui tiens dans le creux de ta main tous les hommes, qu’ils soient riches ou pauvres, faibles ou forts, vieux ou jeunes. » mais je sais qu’il ne m’écouterait pas. Il sera celui qui régnera lorsque tout aura disparu. C’est un prince orgueilleux et patient.
Je m’arrache de son emprise, je quitte son empire. Je dois m’éloigner du silence. Je dois m’exiler loin du soleil. Je dois retrouver mon identité qui se trouve au-delà de tout ce que je connais. Disparaître dans les tréfonds de mes pensées. Devenir immobile comme les roches qui forment le paysage. Ne plus bouger. Se plonger dans un perpétuel présent. Ne plus vivre ni mourir. Juste exister. Je sais que cela m’est encore impossible. Alors, je rampe jusqu’à la pénombre. Je m’enfonce dans l’obscurité salvatrice. Je rejoins l’autre face, celle où plus rien ne me touche. Seule existe encore l’immensité de l’espace. Couché au sol, je la contemple sans ciller. Le monde vacille. Je suis le seul à encore exister, dans le vacarme de mes pensées. Je me noie dans des réflexions ininterrompues. C’est ici que se trouvent ces mers qui se rejoignent mais ne se mélangent pas.

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Lunaire Viginte

La tête dans le ciel, le regard dans les étoiles. La toile de fond est percée de points de lumière. La fascination est grande face à cet infini. Un infini qui se trouve à portée d’yeux. Même un dieu se sentirait peu de chose devant ce très lent ballet stellaire. Alors un homme, sur Terre …
Dans cette immensité, il y a pourtant quelques étoiles qui sont des compagnons. Elles guident les nuits d’insomnie et de contemplation. Elles ne demandent rien d’autre que d’être regardées. En échange, elles offrent un certain réconfort. Un apaisement quasi mystique s’empare de l’homme sidéré. Comme un enfant découvrant un trésor.
Des milliards d’années de silence attendent qu’on les sollicite. Avec une patience toute cosmique, elles cherchent un regard à remplir. Elles fondent alors sur l’imprudent qui les a croisé. Leur silence est une force. S’il existe un peu de son sur Terre, il n’est que perdu dans le fracas muet de l’univers.
Je me sais petit. Et ça me rassure de savoir que dans cet azur assombri, il existe des milliers de corps plus grands que le mien. L’humilité s’impose à moi comme une évidence. Comment se sentir du pouvoir lorsqu’on se rend compte que l’on est rien ? Devant l’anneau galactique, je me sens apaisé. La chaleur du jour laisse la place à une douce fraîcheur. L’estomac digère le repas du soir. La tête en savoure le repos. On se prendrait presque à croire que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Rien ne bouge.

Ce soir, pourtant, ce calme est rompu fréquemment. La scrutation scrupuleuse de la voûte est récompensée. De temps en temps, une roche vient s’enflammer pour retomber en fine poussière sur la Terre. Comme chant du cygne, c’est une ligne qu’elle trace dans l’espace. Le bref embrasement ravit la vision. Un battement de paupière et tout a disparu. Seul, impossible de savoir s’il s’agissait d’un rêve de quelques secondes ou de la réalité.
Quand une passe, je ne fais aucun vœu. Je me réjouis seulement d’être ici à cet instant, savourant le spectacle. Épuré de toute superstition, elles deviennent superbes. Plus besoin de parler. J’oublie que le monde existe. Il n’existe plus qu’elles. Elles sont seules, les fugaces.

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