Retraite OKLM #5

« On arrête tout, on réfléchit et c’est pas triste. »
Le film L’an 01 nous l’avait annoncé, mais il aura fallu une pandémie pour nous forcer à appliquer ces quelques consignes. Car nous y voici : tout est arrêté, mis à part l’essentiel ; nous avons enfin le temps de réfléchir sur ce que nous faisons ; et surtout, nous essayons de rester heureux malgré la situation dramatique.
Pour la première fois depuis longtemps, nous avons arrêté le mouvement incessant qui caractérise nos vies modernes. Sisyphe se repose et à côté de lui repose son rocher. Peut-être est-il temps de contempler la montagne que nous gravissons et dégringolons chaque jour que les dieux font ? Respirer, enfin, pour la seconde fois seulement depuis notre naissance. Tout s’arrête. Mais ce n’est pas une raison pour se laisser rattraper par nos angoisses. Les angoisses aussi attendront encore un peu, si c’est possible. Et si cela ne l’est pas, nul doute que des mains se tendront depuis les ténèbres pour nous hisser sur un rocher de granit solide, en surplomb. Perchés ainsi, nous aurons tout le temps pour penser, enfin. Ce temps que nous n’avons jamais pu prendre, on nous le donne enfin. Notre premier réflexe est de panser nos plaies, de récupérer des souffrances que nous supportons systématiquement sans même nous en rendre compte.
Mais une fois que nous aurons pris le temps de penser à nous, loin de l’aliénation du travail, nous pourrons peut-être enfin réfléchir à ce qui se passe à l’extérieur. Ce confinement ne doit pas devenir le prétexte d’un enfermement, ça doit être le point de départ d’une ouverture sur le monde. Ces jours-ci, nous aurons connu des contraintes auxquelles nous, citoyens et citoyennes du XXIe siècle, n’étions plus habitués. Il faudra que cette expérience commune nous permette de poser un regard sur le monde et forger des actions pour le changer. Comment pourrons-nous encore être sourds à la détresse des autres après avoir vécu au moins en partie ce qu’ils peuvent vivre ? Pourrons-nous encore ignorer celles et ceux qui vivent quotidiennement ce confinement ? S’il faut faire de ce virus un symbole, qu’il devienne un symbole de nos oppressions. Dès lors, si nous sommes capables de le surmonter et de nous entraider afin de lui survivre, nous pourrons faire de même avec nos autres oppressions.
Une révolte, donc, qui ne prendra pas fin avec la victoire contre la pandémie. Et qui, surtout, devra se débarrasser du sérieux qu’on lui demande d’arborer. Bien sûr, il nous faudra de la rigueur et de l’organisation, mais ces deux qualités ne nous permettraient que de reconstruire un monde aussi triste et gris que le précédent. Pourquoi devrions-nous changer le monde en respectant les consignes de ceux qui veulent le maintenir en place ? Tout autour de nous, ces jours-ci, des rires résonnent entre les murs, formant autant de rides sur les eaux troubles de notre désespoir. Gardons cela. Il faudra que cette révolte ne nous devienne pas pesante comme une pénitence. Si elle doit être passionnée, ce ne sera pas dans une idée chrétienne.
Ressentons la peine de ces jours que nous vivons, mais ayons déjà en tête la joie que nous apportera la fin de ce monde finissant. S’il doit voler en éclat, que ce soient au moins des éclats de joie et de rire.

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Dérive somatique

CC-BY-SA dejan91lp

CC-BY-SA dejan91lp

Dix-sept heure cinquante-neuf. Il ne reste plus qu’une minute à attendre. Les aiguilles de l’horloge séparent le cadran en deux moitiés identiques. Les portes sont fermées pendant que John sert le dernier client. Il lui jette à la figure son dernier sourire de la journée ainsi qu’un « au revoir » expéditif et le client s’en va poursuivre sa soirée dans un lieu plus plaisant que celui-ci. John n’a plus qu’à compter sa caisse, maintenant. Bientôt, il pourra lui aussi quitter cette cage trop propre. Tandis que ses doigts glissent sur les billets sales et froissés, il espère secrètement ne pas avoir de différence de caisse. Cela le forcerait à recompter et même, dans le cas où sa caisse s’obstinerait à ne pas être juste, il serait obligé à donner des explications à son chef. Ce n’est pas que John se sente coupable de quelque crime. C’est juste qu’il n’a pas envie de perdre du temps en d’inutiles explications. Quand il compte les billets de cinquante euros, une pointe d’anxiété l’assaille. L’idée de rester une seconde de plus que nécessaire dans cet endroit trop blanc pour être honnête lui est insupportable. En jetant un regard en coin aux parois immaculées, il ne se souvient plus s’il se trouve dans une prison, un hôpital ou quelque autre chambre où l’on ne fait que des mauvaises rencontres. Il termine de compter les pièces d’un centime et clique sur « valider ». Il y a une seconde de flottement durant laquelle son cœur arrête de battre. Heureusement, la caisse s’avère être juste, ce soir. John respire avec satisfaction. Le voici libre de regagner ses pénates. Lire la suite

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