La théorie des portails

Isobel atteint enfin la sortie 21 de la T6, la route sur laquelle elle chevauche depuis la veille. L’échangeur n’est pas encore construit, suite aux manifestations permanentes sur les chantiers. Les travaux passent par une forêt ancienne à haut potentiel magique. De plus, le biotope de la région est unique, selon les militants physiologistes qui se sont emparés du dossier. En attendant qu’une étude indépendante soit menée, des associations physio se sont même installées durablement afin d’en protéger les zones les plus sensibles. Ces ZAPistes défraient fréquemment la chronique et sont une épine dans le pied de Tyriarque. Isobel esquisse un sourire à la pensée de son père à qui l’on est sans doute en train d’annoncer la disparition de sa fille. Le thé du matin doit avoir un petit goût amer, au palais.

Tandis que le jour se lève à l’horizon, Isobel quitte la T6 pour prendre une route normale pendant quelques dizaines de kilomètres afin de rejoindre une autre voie à grande vitesse qui la mènera directement à sa destination, dans le Nord. L’ambiance est toute autre sur la petite route forestière obscurcie par l’entremêlement épais des frondaisons. Heureusement que la route n’est pas longue et qu’il y a un petit village d’étape à mi-chemin où se raccrocher en cas de problème. La princesse aperçoit à quelques centaines de mètres de là un homme qui lève le pouce. Elle ralentit et s’arrête à proximité de l’inconnu, la main sur le pommeau de son épée, prête à parer à toute éventualité. Les petites routes forestières sont peu sûres : les enchanteurs travaillent encore à un moyen de protéger les routes qu’ils construisent. Trop souvent, la magie qui existe dans les domaines anciens est trop puissante et fait courir des risques inimaginables à ceux qui s’y aventurent.

– Bonjour ! Vous allez où ?

– À Pontargue, dans le Sud.

Le jeune homme n’est pas moche, sans être le type d’Isobel. Elle n’aime pas les cheveux bruns et il a un nez un peu trop gros pour que son visage soit vraiment harmonieux. Ceci dit, il a une bonne tête, même si ça ne veut rien dire. Il porte juste une besace en bandoulière. Il porte quelques vêtements dont la coupe rappelle insensiblement la mode de la frontière ouest. Pas un marchand, mais peut-être un artisan qui va tenter sa chance ailleurs.

– Je vais vers le Nord. Mais je peux toujours vous emmener à la prochaine tachyoroute, à trente kilomètres d’ici. Vous aurez plus de chance de vous faire emmener là-bas.

– Ça me va ! Merci ! Moi, c’est Thomas, au fait !

– Et moi, Iso. En selle !

Le pouceur range son petit sac à l’arrière et prend place derrière la princesse. Elle fait claquer les rênes et fait repartir sa monture dans le jour qui se lève à travers les feuillages des arbres. Les ombres s’étirent mollement de tout leur long sur la route. Parfois, Isobel croit deviner des mouvements brefs au niveau de sa vision périphérique.

– C’est pas prudent de faire du stop dans les forêts, vous savez ? On y fait parfois de mauvaises rencontres.

– C’est pas mon habitude. Mais là, j’ai été un peu forcé : départ dans l’urgence et sans le sou. Puis, vous savez, les tachyoroutes sont pas plus sûres. Regardez l’attaque de Sylvains sur la T14 qui a causé un carambolage monstrueux. Les journaux parlent de plusieurs morts parmi les cavaliers qui chevauchaient ce jour-là sur la route des vacances. On n’est vraiment à l’abri nulle part.

– Si vous ne voyagez pas souvent, laissez-moi vous donner un conseil : ne vous écartez jamais du sentier. La pire chose qui puisse arriver dans ce genre de situation, c’est de perdre le seul lien que vous avez avec le monde des humains. En cours de Théorie des Portails, notre professeur a toujours insisté sur le fait que la route crée une séparation nette entre deux univers. Quitter la route, c’est franchir un seuil et prendre le risque de se retrouver dans un autre pays.

– Ah bon ?

– Ouaip. Ces derniers temps, de nombreuses études ont été menées sur le sujet. Elles confirment toutes les dictons populaires qu’on connait tous : la bordure d’une route concentre naturellement une magie puissante et ancienne, capable par moment de déchirer le tissu de la réalité.

– Carrément ? Notez, c’est vrai que j’ai un grand-oncle qui est allé cueillir des champignons et qui n’est jamais revenu parce que le coucher de soleil l’a surpris.

– C’est parce que le coucher de soleil marque un autre seuil qui se combine à celui de la route pour renforcer son pouvoir. L’analyse de Savinski l’a démontré récemment.

Un léger silence s’installe, durant lequel seul le bruit des sabots sur la terre battue se fait entendre. Isobel ne supporte pas ce genre de situation et relance la conversation.

– Vous savez, ces disparitions répétées depuis des siècles ont durablement marqué l’inconscient collectif. Elles font partie de l’histoire d’Altéïa. Limite, de son folklore. Pendant longtemps, on a même accusé les Faës d’enlever des hommes, des femmes et des enfants dans leurs royaumes. Pourtant, les nombreuses expéditions qu’on y a envoyées n’ont pas permis de prouver cette hypothèse. C’était sans doute juste une forme de parole spéciste comme il y en a eu tant par le passé.

– Pourtant, on parle souvent de ces disparitions dans les journaux. Ils vont où, alors, tous ces types qui se volatilisent.

– Ben, on n’en sait rien, en fait. Vous vous souvenez de la nouvelle comme quoi le L.M.E., le Laboratoire de Magie Exploratrice, voulait lancer une expédition pour tenter de retrouver les disparus ? Ben pour l’instant, ça reste encore un vœu pieux. Moi, j’ai vu l’inauguration du premier portail diastatique. Je me souviens très bien de la surchauffe qui a suivi et qui a forcé la fermeture dudit portail. L’expérience s’est arrêtée quelques dizaines de minutes après le départ de l’expédition. On ne les a jamais revus. Ça a marqué un frein dans la recherche, je peux vous le dire.

Ça avait aussi provoqué la colère de Tyriarque, son père pendant plusieurs semaines. Isobel l’avait entendu crier depuis sa chambre à l’autre bout du palais lors de la réunion qui s’était tenue peu après l’incident. Par la suite, les mages ont été plus prudents, histoire de ne pas connaître deux fois le même drame. Ils ont même déclaré que le coût en énergie pour maintenir un portail stable vers une autre réalité était impossible à atteindre dans l’état actuel de nos connaissances.

Un nouveau silence s’installe. La jeune fille se dit qu’il faudrait trouver un moyen d’avoir de la musique sur son cheval, pour pouvoir meubler ces instants gênants durant lesquels personne ne parle. Sans dire un mot, ils vont bon train à travers la forêt. Au loin, on peut déjà apercevoir un point de lumière diffus qui signale le début de la clairière dans laquelle se trouve l’auberge d’étape. Dans sa tête, elle se félicite déjà de ne pas avoir fait de mauvaise rencontre lorsque soudain un frémissement passe à côté de sa monture. Le cheval se raidit et s’arrête net. Elle fait claquer les rênes, mais la bête ne veut rien savoir. Les bruits se rapprochent et s’intensifient. Isobel sent les poils de sa nuque qui se hérissent. Thomas est lui aussi un peu crispé, derrière elle. Il y a certainement de la magie dans l’air. Cela ne présage rien de bon, mais Isobel n’a pas d’autre option que d’attendre pour voir ce qui va se passer.

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